Des maux à dire

D ans une cave envahie par l’odeur de l’encens, une meiga agite ses mains au-dessus de la tête de Vera. Âgée de quatre ans, l’enfant ne comprend pas à quoi rime cet exorcisme voulu par sa mère. Des idées de ce type, Adela en a à foison. Et pour cause ! Elle est persuadée qu’un démon la pourchasse, obnubilée par les monstres qui les entoure, elle et sa famille. Quand elle ne croit pas que sa fille est possédée, elle suspecte son mari de la tromper et leur fils de se droguer. Tout est alors bon pour chasser ces ombres : médecin, curé, rebouteux, pilule rouge et bleue, bougies, prières, silence pesant. Pourtant, rien ne s’arrange. L’époux se réfugie au travail ; l’étudiant fuit le nid ; reste Vera, qui tente, comme elle le peut, d’accompagner cette femme rongée par ses obnubilations.

La couverture a des allures d’icône mariale et dénote déjà par sa confection. En quelques fils colorés brodés au point de piqûre, Bea Lema y résume l’âme de son premier album, dont une partie a été réalisée au cours d’une résidence artistique à la Maison des auteurs d’Angoulême. Édité simultanément en France par Sarbacane et en Espagne par Astiberri Ediciones, Des maux à dire (dont le titre espagnol - El Cuerpo de Cristo – souligne éloquemment un certain état d’esprit) a tout de l’OLNI – Object littéraire non identifié – du fait de sa créativité dans la mise en image.

En effet, l’ouvrage est composé, en partie, de broderies, scannées avec soin pour l’occasion. Rien que ce travail minutieux se révèle remarquable dans son audace, sa finesse d’exécution et l’imagination qu’il demande pour synthétiser au mieux ce que l’artiste souhaite montrer. Si cette technique est à rapprocher des arpilleras (patchworks aux teintes vives réalisées par les femmes chiliennes pour dénoncer la dictature), elle n’en reste pas moins inédite en BD. Pourtant, force est de constater que ce recours à l’art de l’aiguille et de l’écheveau se marie très bien avec le graphisme de la bédéiste espagnole. Les contours de ses personnages, qu’ils soient piqués ou dessinés, possèdent le même caractère naïf et les aplats de couleurs au feutre répondent à la variété des points utilisés. La mise en page témoigne également d’une belle diversité et d’une inventivité faisant mouche, comme cette double planche montrant Adela prise dans la toile-gaufrier des peurs et obsessions occupant ses journées. Ou encore ces frises qui agrémentent certaines scènes. Le noir et blanc s’invite, par moments, tranchant avec la luminosité du reste et reflétant l’état dépressif ainsi qu’un passé douloureux. Enfin, recourir au textile constitue un hommage autant qu’un héritage, la mère étant une excellente couturière et ayant transmis cette passion à son enfant.

Cette relation mère-fille et l’amour qu’elle englobe illumine le récit et lui confère un caractère particulier. Car, l’histoire racontée par Bea Lema n’a rien d’un conte de fée. Il y est question de maladie mentale, d’obsessions, de paranoïas, de dépression et de la précipitation de toute une famille dans le délire d’un seul de ses membres. Narrant les événements du point de vue de la fillette qu’elle était, l’autrice transmet à la fois ses propres observations du comportement maternel, la puissance du mal ressenti par Adela et les aspects qu’il prend au quotidien. Elle détaille, sans concession, toute la panoplie des remèdes essayés, des bondieuseries au charlatanisme le plus échevelé, en passant par la case de la psychiatrie et l’option médicamenteuse. Prescriptions et diagnostics médicaux posés au fil du temps viennent ainsi casser la longue liste des croyances et superstitions, dont certaines paraissent saisissantes, sinon perturbantes. Un retour en arrière, habilement représenté, éclaire sur les origines de cette psychose, soulignant, au passage, le poids des traumatismes de l’enfance et de traditions religieuses encore pesantes et culpabilisantes. Le rôle des proches, n’est pas négligé ; il se transcrit dans les attitudes fuyantes du père et du frère de la narratrice, même au-delà des années, quand la pathologie est canalisée et traitée.

Avec ses Maux à dire, Bea Lema frappe fort, grâce à la justesse de son propos et l’originalité de la forme choisie. À découvrir.

Moyenne des chroniqueurs
7.0