Dalí (Birmant/Oubrerie) 1. Avant Gala

N ovembre 1929, à Paris, Paul Éluard est en visite dans l’atelier de Pablo Picasso, travaillant au Grand Nu au fauteuil rouge. Le poète déclare nonchalamment que son épouse Gala passe la soirée avec un bellâtre de 20 ans. Qu’importe, ils forment un couple libre. Picasso est néanmoins agacé par l’insolence et le talent de cet artiste, espagnol comme lui, nommé Salvador Dali. Le cubiste l’assimile à Méphisto et Dali prend sous son crayon l’apparence d’un chat noir, à l’aspect sournois. Retour quelques années plus tôt à Figueiras, là où naquit Salvador, dans une famille bourgeoise. L’adolescent se montre inadapté au lycée qu’il fréquente. Il regarde par la fenêtre toute la journée, ou bien fixe un mur sans broncher. Il possède un monde intérieur qu’il rejoint dans la mansarde de la maison familiale, de laquelle il domine la ville. Il est connu pour sa phobie des sauterelles, sa maladresse et son instabilité. Son père désapprouve son envie d’intégrer les Beaux-Arts. Il va pourtant s’y résigner, suivant de près le déroulement du concours d’entrée. Salvador éprouve son entourage par la désinvolture qu’il affiche lors des épreuves. Il est malgré tout reçu et commence sa vie d’étudiant à Madrid. Cette dernière est marquée par la rencontre avec Federico Garcia Lorca et Luis Buñuel. Il s’affiche comme dandy dédaigneux et passe tout son temps au Prado à admirer l’œuvre de Vélasquez.

Après les quatre volumes consacrés au Picasso parisien (Pablo, Dargaud 2012 et 2013) et celui dédié à Isadora Duncan (Dargaud 2017), le tandem Julie Birmant (scénario) et Clément Oubrerie (dessin) s’attaque à une autre grande figure artistique du 20è siècle. Trois volumes sont prévus, le premier couvrant la période dite « avant Gala ». Sont abordées chronologiquement l’adolescence à Figueiras, les études à Madrid et les débuts artistiques à Paris. Le récit respecte les jalons biographiques et les caractéristiques du personnage, toujours sur la ligne de crête entre exactitude historique et mise en exergue d’éléments constituant le mythe. C’est la marginalité sympathique et le décalage avec le monde qui colorent ce Dali jeune, difficile d’accès, insaisissable, agaçant et séduisant. Le lecteur est plongé dans le Madrid et le Paris des années 20 ; il assiste à la conception du Chien andalou, à l’émergence du surréalisme, aux frasques d’Aragon et de Soupault.

Avec un tel sujet, c’est peu de dire que le traitement graphique est attendu. L’œuvre du maître, ainsi que sa personnalité, interrogent forcément le passage à la grammaire de la bande dessinée. Clément Oubrerie conserve le trait et le traitement des couleurs qu’on lui connaît, sans exubérance mais empreints d’un expressionnisme qui fait son charme. Certaines cases viennent bousculer les codes narratifs classiques, et elles sont les bienvenues. La réalité et les images mentales de Dali se confondent en un désordre poétique. Une pleine page fixe ses hallucinations. Le rendu des atmosphères est empli de sensibilité et les visages, sans fard et en mouvement, accompagnent les dialogues surréalistes qui constituent l’ADN de l’album. Avec un tel sujet, davantage d’audace aurait pu être attendue. Il reste deux tomes, qui couvriront les décennies les plus dingues du Catalan. En attendant, ce Avant Gala s’avère totalement recommandable.

Moyenne des chroniqueurs
6.0