Bela Lugosi

1956, Hollywood, Beachwood Drive. Béla Lugosi, qui a sombré dans l’anonymat, se débat dans une morne existence, entre ses maux de dos, son besoin de morphine et Hope, sa mal nommée épouse, acariâtre et égoïste. Ils sont tous les deux dans la dèche. Alors que Hope part travailler et laisse le maître à son triste sort, Danny Sheffield s’invite chez lui. Il se présente comme son plus grand fan sur terre. Il a créé un musée dédié à son idole dans son sous-sol et touche le nirvana en rencontrant l’objet de sa passion, même au cœur d’un enfer domestique, d’un quotidien sordide et d’une déchéance inéluctable. L’infirme lui parle alors d’Ilona, son grand amour, qu’il a laissé à Vienne, lui promettant de la faire venir dès que les conditions matérielles seraient réunies, qu’il ne reverra plus. Une de ses ex-épouses, Lilian, vient lui rendre visite, effectuer quelques tâches ménagères et lui prodiguer des soins. Danny reçoit alors les confessions de l’un et de l’autre, des morceaux de vie, Lilian corrigeant quelques élucubrations du vieillard, qui n’a jamais pu s’empêcher de mentir. De son enfance en Hongrie jusqu’aux strass hollywoodiens, se dessine l’itinéraire chaotique d’un comédien hors norme.

Le scénariste et cinéphile averti Philippe Thirault (Mille visages, Mandalay) et le dessinateur Marion Mousse (c’est un garçon qui se cache derrière ce pseudonyme féminin), créateur d’un Frankenstein chez Delcourt et d’un Fracasse chez Treize Étrange, ont décidé de sortir de son ombre maléfique le célèbre acteur américain, d’origine hongroise, Béla Blasko, alias Béla Lugosi. Le récit polyphonique et, dans l’ensemble, chronologique, part de l’enfance secouée par la mort du père, obligeant l’adolescent à gagner sa vie par lui-même, rapidement fasciné par le théâtre de rue et choisissant d’en faire son destin. Scènes du passé se mêlent à la situation d’énonciation, la lumière d’antan se fracasse sur l’obscurité de la fin de son existence, l’énergie du trentenaire, brûlant les planches, séduisant les femmes, désintégrée par un corps lassé de résister. Vienne, Berlin, l’Amérique. Ilona, Lilian, Hope et tant d’autres. Murnau, Boris Karloff, Tod Browning. Le Hongrois, l’Allemand et l’Américain, embelli d’un irrésistible accent. Roméo, Dracula et tous les monstres portés par la littérature et le cinéma balbutiant. Les univers poisseux et désenchantés de Poe, Shelley ou Stoker. Les femmes abandonnées, l’argent flambé et les contrats alimentaires. Tout cela fit le parcours de Béla Lugosi, pleine de contrastes, de heurts et d’erreurs, de flamboyances et de renoncements. Mais reste toujours le plus important, la scène ou l’écran, l’effet sur le public, la séduction, l’effroi ou l’envoûtement.

Seul un noir/blanc/gris pouvait permettre de toucher les films de la première moitié de 20è siècle, ainsi que le bestiaire incarné par Béla Lugosi, comme la tristesse des derniers jours. Le visage de l’acteur est tenu dans une constante pénombre, les faces sont tendues, presque crispées, rendant palpables des situations vécues ou des mélancolies ressenties intensément. La seule couleur qui paraît est le rouge du revers de la cape de Dracula, personnage auquel il a été réduit. L’existence est plus complexe et tourmentée que les vampires et loups garous qui hantent les pellicules et la psyché des spectateurs. Ce magnifique roman graphique le démontre dans toute sa noirceur éblouissante.

Moyenne des chroniqueurs
8.0