Le dernier sergent 1. Les guerres immobiles

A près un hiatus de plus de vingt ans, Fabrice Neaud revient à son projet autobiographique monumental. Faisant suite à la réédition des quatre tomes originaux, repris sous le titre générique de L'esthétique des brutes, il entame le deuxième volet de son exercice diariste sous le nom de Les Guerres immobiles, publiant cet épais Le dernier sergent.

Chronologiquement, l'auteur situe ces pages dans la continuité directe du tome précédent, couvrant une période d'environ deux ans jusqu'aux premiers mois de l'an deux mille. Sa situation n'a guère évolué depuis qu'il s'est lancé dans ce vaste projet. S'il connaît un succès d'estime plutôt inattendu, la précarité continue de rythmer sa vie. Les misères sociale et affective n'ont pas délaissé celui qui jouit désormais d'une relative reconnaissance, teintée d'une pointe de mépris de certains de ses contemporains. Associé un peu malgré lui avec la "nouvelle bande dessinée", il ne s'y identifie pas vraiment. Il est peu intéressé par les chapelles. Quelques auteurs étiquetés plutôt mainstream comme Denis Bajram, Richard Marazano et Christophe Bec (avec qui il signera d'ailleurs une série de science-fiction, Labyrinthus) comptent parmi ses amis les plus proches. Professionnellement, il continue d'exercer un emploi purement alimentaire et peu satisfaisant tout en bouclant ce qui deviendra le troisième épisode de son journal. A tout ceci, il doit consacrer du temps à répondre aux sollicitations de plus en plus nombreuses.

Les mêmes thématiques restent présentes, de même que les procédés narratifs qui font le style de Fabrice Neaud. Il n'était évidemment pas nécessaire de procéder à une révolution formelle pour cette reprise. En poursuivant cette recension de sa vie, l'artiste privilégie logiquement l'approfondissement d'un sillon créatif et narratif connu. La maturité artistique était déjà impressionnante dès les toutes premières pages. Il continue de faire preuve d'une maîtrise parfaite de la narration, des jeux de lumière, de portraitiste... Il se montre aussi à l'aise dans les scènes de foule, comme lors de la Gay Pride romaine, que dans les passages plus contemplatifs.

Ces années-là, la psychose du sida est omniprésente, sans cesse rappelée par les dépistages réguliers imposés par le corps médical, ce qui qui alimente une prise de conscience de la mortalité, encore accentuée par la mort de sa sœur. L'homophobie sévit toujours, rampante ou triomphante. C'est dans ce contexte que les rencontres avec quelques penseurs, dont Guillaume Dunstan, vont être décisives dans la structuration d'une pensée politique de plus en plus affutée.

Le rapport conflictuel aux réseaux sociaux est abordé dans l'approche analytique d'un fil de discussion (probablement du "frab") qui servit d'exutoire à certains auteurs et proches qui se déchainèrent sur le travail de Fabrice Neaud. A travers une anecdote peu glorieuse impliquant Claude Moliterni (anticipant le OK Boomer avant l'heure mais avec un arrière-goût rance), c'est aussi toute la résistance de la vieille garde face à la génération montante qui est illustrée.

Le diariste n'hésite pas à se mettre en scène de la manière parfois la plus crue, allant tantôt jusqu'à une forme d'auto-apitoiement qui peut pousser au malaise. Bien sûr, les questionnements sur le viol d'intimité et le droit à l'image reviennent, forçant à de nouvelles justifications qui interrogent d'ailleurs le rapport parfois paradoxal au droit à la vie privée, facilement abandonné en quelques clics, mais insupportablement menacé par un crayon glissant sur une feuille de papier. Comme quoi, des zéros et des uns paraissent moins invasifs que du graphite sur un carnet. Sans doute est-ce dû au fait que l'un est impersonnel et virtuel alors que l'autre est de chair et de sang.

L'hypocrisie du milieu gay est également dénoncée, incapable de se structurer et qui se déchire entre les pédés des grandes villes et ceux des coins perdus, condamnés à la solitude et aux étreintes tristes dans des lieux de drague usés.

Puis, il y a Antoine, déjà croisé par le passé, follement désiré mais inaccessible.

Ce Journal est un mausolée pour les souvenirs d'un homme meurtri. Ces pages ne proposent qu'une recréation de la réalité, modifiant parfois noms et visages par souci d'anonymat, pour un exercice qui ne montre pas la vérité dans sa forme la plus littérale, mais qui se veut d'une sincérité totale. Rien de neuf, fondamentalement, mais l'intérêt cette entreprise colossale tient justement à la singularité de l'œuvre et de son sujet. De ce point de vue, Fabrice Neaud n'a rien perdu de son talent. le travail narratif reste époustouflant de clarté, de lisibilité, de lumière. Le propos est toujours limpide et réfléchi. L'artiste se construit telle une éponge, avide de connaissances, d'opinions et d'idées pour mieux façonner sa propre vision du monde.

Non, Fabrice Neaud n'a pas changé. Il a muri. Son regard sur le monde évolue. Assister à cette évolution est passionnant.

Moyenne des chroniqueurs
8.3