Plein ciel

]Ce jour n'est pas tout à fait comme les autres pour Emile Fernandez. Il arrose sa plante, nourrit son chat, dépose une enveloppe sur la table avant de prendre son escabeau. Il le dépose devant sa fenêtre, qu'il ouvre. Puis, c'est le grand saut, depuis le dix-septième étage de son immeuble : la tour "Plein Ciel".

Cet édifice fait partie d'un quartier sorti de terre dans les années soixante pour faire face à l'exode rural. Il fallait repenser la ville. Ces nouveaux complexes, influencés par Le Corbusier inauguraient une nouvelle façon de penser la ville.

Lorsqu'un veuf de septante-huit ans se suicide dans une tour, il est tentant d'imaginer un drame de la solitude. Un homme seul, perdu dans un océan de béton, n'a guère d'autre issues. La suite ne serait donc qu'une charge contre la déshumanisation de la vie moderne ? Assisterons-nous à un jeu de massacre au cours duquel d'affreux petits mensonges émergeront, faisant craquer le vernis de respectabilité des petites gens qui peuplent ces logements modestes ?

Ce serait tellement facile. Ce n'est pas du tout la direction choisie par Pierre-Roland Saint-Dizier. Cette tragédie ne sert que de porte d'entrée à un récit choral qui fait la part belle à l'humanité. S'inspirant de sa propre enfance dans une barre similaire, le scénariste raconte le microcosme d'un village vertical, avec ses personnages pittoresques, ses liens parfois inattendus, sa solidarité et son esprit presque "clochemerlesque", considérant les nouveaux-venus avec la méfiance réservée à ceux qui ne sont pas d'ici, non pas au sens ethnique ou religieux, mais bien d'un mode de vie populaire.

Cette histoire sera donc lumineuse, portée par un dessin souple et expressif, parfaitement mis en valeur par un bel usage de la couleur directe. Michaël Crosa anime une galerie de personnages plus vrais que nature, inspirés d'hommes et de femmes qui arpentaient les couloirs de la résidence de son scénariste. Il en va de même pour les décors très soignés, avec un soin particulier apporté aux détails qui personnalisent les intérieurs de Samir ou Martine. Puis, il y a ces doubles pages qui aèrent le récit, comme autant d'interludes. Dans un gaufrier classique, chaque case devient une fenêtre sur les intérieurs des résidents. Nous pénétrons chez eux, surpris dans leur vie quotidienne. Il y a du Will Eisner dans ces planches, avec cette faculté de capturer la banalité de l'instant présent dans toute sa beauté et sa simplicité. L'intrigue n'est finalement qu'un prétexte. Ce qui anime ces pages, c'est avant tout cette observation d'un microcosme qui a rarement droit à un intérêt aussi chaleureux.

Moyenne des chroniqueurs
7.0