Frontier (Singelin) Frontier

C ela fait maintenant dix ans que Ji-Soo a mis un mouchoir sur ses rêves d'archéologie spatiale et ronge son frein. Depuis le rachat de son entreprise par Energy Solution, qui l'a envoyée sur la touche, la scientifique erre de site en site en essayant, plus ou moins discrètement, de mettre des bâtons dans les roues de la société. Son dernier « coup » va lui permettre de réaliser son rêve : découvrir l'espace à bord de Rock Breaker en orbite autour de Vespa. Là-bas, elle va voir de ses propres yeux ce que l'exploration spatiale réalise vraiment...

Guillaume Singelin aime les personnages féminins au destin contrarié. Après Jun, la vétérane atteinte de trouble post traumatique de retour au bercail, dans P.T.S.D sorti en 2019, c'est Ji-Soo qui sert de fil rouge à cet ambitieux récit de science-fiction. À travers son périple et des rencontres - Camina et Alex en tête - qu'elle fera sur sa route, l'auteur propose une aventure qui dépaysera le lectorat mais pas seulement. Comme tout bon récit du genre, son intrigue questionne le monde actuel en posant la question des motivations réelles de l'exploration humaine. Si coloniser des terres (et des cieux) pour récupérer les ressources en polluant et en exploitant la main d’œuvre possède un air de déjà-vu, Guillaume Singelin parvient à rendre son histoire crédible et rapidement prenante. La fluidité est assurée par une partie graphiquement généreuse, tant sur les décors, les paysages ou les nombreux détails de ses vaisseaux et autres stations, que par la mise en page. Avec un dessin qui sort des canons habituels, l'artiste offre des compositions fouillées - parsemées de clins d'œil à ses références - et maintient la même qualité tout au long des cent quatre-vingt-dix planches.

L'immersion est garantie, quant à elle, par une intrigue bien ficelée et des personnages secondaires attachants aux caractères variés et parfaitement identifiés. Sous trois angles - la mercenaire en reconversion, le manutentionnaire de l'espace qui décide de tout plaquer et la scientifique qui prend conscience du désastre qu'entraîne le progrès auquel elle a participé - des thèmes forts comme l'expérimentation animale, les milices privées, la condition des travailleurs ou l'écologie sont abordés. Tout en s'appuyant sur son trait si caractéristique, l'auteur évite d'employer un ton moralisateur ; il montre, sans lourdeur. Il préfère jouer de son découpage ou des contrastes pour renforcer son propos, comme entre les séquences en huis clos dans les stations, aux tons sombres et les nombreuses cases qui installent une sensation oppressante, d'étouffement, et les scènes en extérieur avec leurs grandes vignettes aérées aux couleurs chatoyantes. Le traitement des manutentionnaires justement, et notamment celui des « spatiaux », met en avant et avec succès la résignation dont la masse peut faire preuve lorsqu'elle abandonne le pouvoir à ceux qui la dominent. Le message fait mouche aussi lorsqu'il s'agit de dénoncer l'irresponsabilité des puissants face à la nature et son pillage. En montrant le sort, les prises de conscience et les décisions de ses protagonistes face à ces situations, l'artiste incite son lectorat à s'interroger à son tour au sujet de son monde et de l'avenir qu'il souhaite.

Copieux récit de science-fiction, Frontier prouve, s'il en était besoin, que Guillaume Singelin est un auteur à suivre. Dense, pertinent - voire militant sans pour autant verser dans le naïf ou l’idyllique -, maitrisé et riche, son album est une des valeurs sûres de l'année 2023. Décidément, avec Mathieu Bablet, Neyef, RUN et tous les autres, le label 619 possède un impressionnant réservoir de talents.

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