Merel

M erel, c’est la fille qui vit seule au bout du village, célibataire, sans enfant, libre. Elle passe son existence paisiblement à élever des canards, à rédiger des articles pour le journal local et à supporter l’équipe de foot. Elle a bien une aventure de temps en temps, mais elle est surtout l’amie fidèle et serviable. Dans ce coin du Hainaut, sa vie est rythmée par les foires avicoles, les matchs, les rencontres à la buvette, la visite à la maison de retraite, les courses, les parties de baby-foot au café. Le train-train est aussi ponctué, pour les autres habitants, par les conversations à la sortie de l’école, les adolescents qui clament leur ennui et les couples qui se délitent. C’est le cas de celui de Geert et Suzie, qui n’ont plus rien à se dire, qui s’attendent mutuellement, pour se disputer. La tension a remplacé depuis longtemps l’attention. Leur fils, Finn, vit quotidiennement ce cauchemar, depuis sa chambre, de laquelle il entend les éclats de voix. Immanquablement ses larmes coulent, pour lui seul, en vain. Alors, le jour où Merel fait une plaisanterie sur Geert et sa présence dans les douches, nu comme un vers, Suzie voit rouge, identifie une ennemie toute désignée et décide de la détruire.

Merel est la première publication de Clara Lodewick, jeune artiste belge passée par l’École Saint-Luc de Bruxelles. C’est également le premier roman graphique de la nouvelle collection de Dupuis, Les Ondes Marcinelle, dont l’appellation est tout un programme. Cette jeunesse n’empêche nullement la maturité éclatante de l’album. Sur cent-soixante planches, le récit prend son temps pour planter un décor rural, aux clichés amusants et aux drames sous-jacents. Tel Balzac dans ses Scènes de la vie de province, l’autrice, par la peinture de quelques situations du quotidien, fait saillir les tensions latentes du calme apparent, les brisures derrière le vernis campagnard, les faiblesses de la vie sociale au cœur d’une nature, à laquelle l’album semble dédié. Sournoisement, l’effet du ragot initial se fait sentir, le qu’en dira-t-on prend le relais. « Elle cache bien son jeu », affirme-t-on. « Ce ne sont pas nos affaires », réplique-t-on, le regard en coin, l’œil torve. Puis c’est un mouvement dont on perd le contrôle, qu’on ne peut plus arrêter. La résistance dérisoire et maladroite viendra de Finn et de l’amitié qui le liera progressivement à Merel, sous les pieds de laquelle s’ouvrent tant de gouffres.

Le sujet n’est pas nouveau mais il est traité ici avec brio. Tous les personnages sont parfaitement construits, les interactions sont disposées par petites touches, dessinant au final un tableau effrayant. Merel est une parfaite démonstration sociologique de la construction de l’ennemi, par des individus, des groupes, des catégories socio-professionnelles ou des nations, pour éviter de regarder ce qui ne va pas chez soi. L’issue peut être tragique ; s’il y a parfois rédemption, c’est après en avoir payé le prix fort.

Le dessin de Clara Lodewick adopte un trait faussement naïf. Une place prépondérante lui est donné par le biais de nombreuses cases muettes, détaillant des gestes ordinaires dans leur poésie insoupçonnée, suspendant le temps ou faisant parler le silence. La mise en couleur, irréprochable, rend toutes sortes d’atmosphères, diurnes ou nocturnes, d’espaces confinés ou d’extérieurs du plat pays, avec « ce ciel si gris qu’un canal s’est pendu ». Chronique d’une province de Belgique, drame d’une bourgade si ordinaire, réflexion sur d’inavouables faiblesses de l’être humain, ode à la ruralité et à la vie simple, Merel est tout cela. Le ton juste de Clara Lodewick impressionne, qu’il soit narratif ou graphique.

Moyenne des chroniqueurs
7.7