Journal (Neaud) Esthétique des brutes - Journal…

L orsqu'en 1996 paraît le premier volume du Journal de Fabrice Neaud, la singularité du projet frappe d'emblée. Publié par Ego Comme X, dont l'auteur est l'un des cofondateurs, cette confession sans concessions du quotidien d'un jeune homosexuel dans une ville moyenne de province se démarque par un style précis et un ton très fort.

Reconnu par la critique et récompensé à de multiples reprises, le projet semblait à l'arrêt depuis 2002. La dissolution de l'éditeur originel en 2017 laissait craindre un abandon définitif. Sous l'impulsion de David Chauvel, les éditions Delcourt rééditent désormais les tomes précédents avant la publication de matériel inédit. Dans une postface très intéressante à cette Esthétique des brutes (qui reprend les deux premiers numéros), l'auteur y relate d'ailleurs les raisons de l'arrêt prolongé, qui mêlent problèmes personnels, doutes et questionnements éthiques et légaux. Il revient également sur ce qu'il a fait ces dernières années et à quoi s'attendre pour les suivantes.

Parler de "journal" est pourtant trompeur. Les événements relatés dans ce premier volume, qui couvre la période des mois de février 1992 jusqu'à décembre 1993, sont parus en 1996 et 1998. Autant dire qu'il n'y a pas à proprement parler de synchronicité entre les faits et leur transposition sur papier. L'exercice est clairement autobiographique, mais relève plus de la reconstruction narrative que de la simple retranscription. Fabrice Neaud revendique une forme de fictionnalisation et regrette ce titre générique qui peut entraîner une certaine confusion dans l'esprit du lecteur.

Au fil des pages, il parle de lui, de ses sentiments, de ses doutes, de son parcours... Il utilise un artifice finalement assez rare dans la bande dessinée, qui consiste à utiliser un cadrage totalement "subjectif", donnant à voir exactement ce qui s'offre aux yeux du narrateur. Couplé à une narration évidemment à la première personne, le lecteur est littéralement dans la tête de l'auteur. Il voir par les yeux de ce dernier et partage ses sensations.

Ce mécanisme d'identification poussé à l'extrême peut générer un certain malaise, parce que l'état d'esprit général du sujet n'est pas des plus joyeux. Il aborde ses difficultés sentimentales et sociales, la sensation de rejet lié à son orientation sexuelle et son questionnement artistique. Il raconte d'ailleurs dans ces pages les premières réflexions qui le mèneront à publier ce Journal, donnant l'impression de lire à la fois la genèse et le résultat final. Le sentiment général est lourd et cafardeux. Pourtant, il se dégage quelque chose de particulier de ses planches : une forme de beauté triste. Le style photographique de Neaud apporte une dimension très forte à son travail. Il est difficile de nier qu'il s'agit là d'une œuvre majeure de la bande dessinée contemporaine, même si sa radicalité la rendra certainement illisible pour beaucoup. Mais toute création n'a pas vocation à plaire au plus grand nombre. Ce sont en général celles qui se révèlent les plus marquantes.

Moyenne des chroniqueurs
9.0