Res Publica Res Publica : Cinq ans de résistance…

I l est possible de prêter à l'image, et dans son sillage la bande dessinée, une vocation - pour ne pas dire une mission - à mettre en scène et au besoin dénoncer la chose et surtout les dérives politiques. C'est d'autant plus vrai à une époque où les détournements et les fake news nourrissent des médias mainstream et les réseaux sociaux, alimentant au passages des théories complotistes farfelues et dangereuses. Alors, quand le neuvième Art cherche à combattre cette tendance, nageant à contre-courant, cela donne Res Publica.

Derrière un titre académique, le propos se veut percutant, pour pointer du doigt le basculement de la France dans le néolibéralisme et ses conséquences sociales durant le mandat du président Macron, Le résumé en quatrième de couverture commence par une citation du révolutionnaire socialiste Auguste Blanqui : "Qui a du fer a du pain." Choisir une maxime d'un des fondateurs de l'extrême-gauche française (selon l'historien Michel Winock) donne le ton, par ailleurs totalement assumé par les deux auteurs.

Cependant, il est erroné de voir dans ce titre une caricaturale attaque gauchiste contre un gouvernement. Au contraire, David Chauvel propose une analyse détaillée et référencée du projet macronien, divisée en treize actes chronologiques. Le terme "acte" n'est pas choisi au hasard, il s'agit d'une double allusion,
aux actions des gilets jaunes mais aussi au côté théâtral dont se pare le président de la République.

D'ailleurs, c'est de cette manière que commence la présentation du personnage, de son parcours jusqu'à son arrivée au pouvoir, jalonnée de nombreux ralliements jusqu'à la constitution de sa cour. Ensuite, chaque chapitre met l'accent sur la manière dont s'installe le fameux "notre projet" (tant martelé lors de la campagne électorale) et s'organise la lutte sociale qui l'accompagne. Le tout est étayé par des propos pris dans différents médias comme médiapart, Brut, Blast, France Culture. Chaque intervenant est dessiné et remis en contexte, ce qui facilite une lecture critique et évite la platitude d'une simple chronologie des faits. En fin d'ouvrage, les curieux pourront si nécessaire découvrir toutes les sources utilisées.

Le ton "investigation" est adapté à la densité de l'exposé et sert une forme de tension qui va croissant, La dimension didactique n'est pas oubliée. Ainsi, le scénariste reprend un titre de Libération qui s'interroge pour savoir si la politique actuelle est bien néolibérale. Pour y répondre, s'ensuit une explication sur plusieurs planches de ce qu'est le libéralisme puis la naissance de la version néo et les différences entre les deux. Et cet exemple n'est pas le seul, La rhétorique est également étudiée, l'art de la petite phrase empreinte de mépris pour les détracteurs - ou du parler vrai pour les partisans - si fréquemment utilisée qu'elle est devenue la norme discursive. Ce souci de la précision vaut aussi pour la présentation de plusieurs personnalités gravitant dans ou autour du gouvernement tels Messieurs Lallement ou Benalla.

Transition toute trouvée pour évoquer les violences policières qui sont traitées dans ce tableau graphique du quinquennat. Les auteurs ont réussi à éviter le manichéisme fortement présent dans les médias ou sur les sites gauchistes. Ils commencent par les expliquer du côtés des manifestants, faits établis à l'appui, égratignant au passage les médias de masse. Puis, ils les évoquent du côté des forces de l'Ordre, là encore à partir de témoignages et d'actes avérés. La police et la gendarmerie y sont montrées comme victimes elles aussi de la situation sociale (mépris, course à la statistique, manque de moyens...). Comme les autres services publics, la sécurité est dégradée aux dires des auteurs. Le réquisitoire n'est pas exhaustif, le sort de l'éducation nationale demeurant aux abonnés absent, mais Chauvel et Kerfriden disposent d'assez de matière pour livrer un bilan sordide, teinté de violence, pour décrire ce qui est advenu de la société française à la suite l'installation d'une politique néolibérale qui ravirait Milton Friedman.

Graphiquement, Kerfriden opte pour un trait réaliste, dans la veine de la bande dessinée d'investigation, privilégiant la précision pour les visages des différents intervenants. Les trouvailles visuelles pour casser le rythme du récit et le système du gaufrier sont intéressantes . Le tempo est confié aux gilets jaunes, invités entre les actes. Les pleines pages sans cases permettent de nombreuses d'explications dans les bulles. La couleur jaune et le noir dominent l'album de bout en bout, y compris dans sa couverture avec le bandeau noir de l'éditeur qui ressemble à s'y méprendre à un bandeau de deuil.

Que reste-t-il de "la chose publique" ? Ce roman graphique d'utilité publique, aux accents pédagogique et citoyen dresse avec intelligence un bilan de la France actuelle. Il doit y avoir une place pour l'accueillir dans toutes les bibliothèques.

Moyenne des chroniqueurs
9.0