Marshal Bass 7. Maître Bryce

D ryheave, Arizona. Fin août 1877. Le huis clos sanglant de Los Lobos est loin. Pendant que madame Cleopatra échange des sarcasmes fielleux dans le Delilah’s General Store avec Bathsheba, le Marshal reçoit. À quelques mètres de la boutique, il anime une garden-party, devisant avec Moïse « Beef » Washington et le révérend Dollar, qui ne sait résister à la tentation de la viande de porc, même si les principes cléricaux l’engagent à choisir du poisson. Les enfants sont là, poussant leurs questions spontanées, celles qui gênent, troublent ou renvoient les adultes vers un passé qu’ils souhaiteraient oublier. Beef se souvient de la guerre de Sécession, de sa première bataille, de son premier mort et de Bennett, le photographe cynique qui lui demande, après le combat, d’agencer la position des cadavres pour un meilleur effet esthétique. Bass, quant à lui, est gentiment sommé d’expliquer pourquoi il se prénomme River. Il entre alors en lui-même et revoit la plantation de La Bonté. Alabama, été 1854. Lui, esclave, Ginny, qui le poursuit de ses assiduités d’enfant et maître Bryce, le jeune homme de la famille des propriétaires, qui s’amuse de River comme on maltraite son jouet préféré, qui viole Ginny, lors d’une soirée estivale, au bord de la rivière.

Pour ce septième volume, l’équipe inchangée à l’œuvre sur Marshal Bass (Darko Macan au scénario, Igor Kordey au dessin et Nikola Vitkovic à la colorisation) joue la carte de la pause rétrospective, c’est-à-dire celle du retour vers les origines inexplorées des protagonistes. La pratique est assez répandue, dès lors qu’une saga a trouvé son public et son rythme de croisière. Il suffit de citer pêle-mêle Le petit Spirou, Kid Lucky, La Jeunesse de Blueberry ou La Jeunesse de Thorgal. Manque d’inspiration ou projet d’écriture qui fait sens ? Dans le cas de Maître Bryce, nul besoin de crier à l’imposture ou au scandale. Les trois retours en arrière proposés vont bien au-delà de l’éclairage d’un pan de la vie des personnages principaux. Chacun de ces récits fait la lumière sur une composante du 19è siècle américain, fort en contrastes et riche en drames. Parmi ceux-ci, l’esclavagisme, c’est-à-dire la violence ordinaire et légitimée, mais aussi les balbutiements des pratiques des mass medias du Nouveau Monde ou la simple faim subie au quotidien.

Macan excelle dans l’art d’imaginer des situations originales, d’y faire entrer progressivement le lecteur et de l’assommer d’une conclusion surprenante ou d’un retournement inattendu, le tout au service d’une émotion qui n’a rien de convenu. Quel beau passage que celui où River Bass ne sait pas comprendre et affronter la liberté qui lui a été donnée. Les dialogues, jamais pris en défaut, servent magnifiquement la démarche, en jouant sur tous les registres, de l’humour au tragique, du cynisme au lyrisme. Le trait de Kordey respire les États-Unis de Mark Twain et d’Harriet Stowe (La Case de l’Oncle Tom – 1852). Les visages ont tous une forme de beauté et d’aura, la nature est belle dans sa prolifération, les atmosphères sont immersives.

Alabama 54, Arkansas 57, Texas 60, les miles parcourus au fil des années par River Bass, embringué dans les arnaques de Bryce, sont un chemin dénonçant une partie de l’humanité, qui se repaît de jeux violents et porte l’individualisme comme valeur fondamentale. Sur un autre ton qu’Old Pa Anderson (Hermann et Yves H.) ou Un Cow-boy dans le coton (Achdé et Jul d’après Morris), mais avec la même pertinence, Maître Bryce élève la série à une autre hauteur. Brillant et nécessaire.

Moyenne des chroniqueurs
8.0