Maudit sois-tu 3. Shelley

« La frontière est ténue entre le médecin et le charlatan. Ils peuvent basculer à n’importe quel moment en dehors du champ de la science… et de la morale. Mais l’audace, Mary [Shelley], est la ressource des plus grands médecins, des plus grands scientifiques. »
« Quand on sait ne pas aller trop loin, John
[Polidori]... »

Comment insuffler de la modernité au roman gothique et aux propositions littéraires qui interrogent, sous l’influence de L’Origine des espèces (Charles Darwin, 1859), les liens entre l’homme et l’animal tout au long du XIXe ?

Le scénariste Philippe Pelaez a sa petite idée sur la question. En 2019, il propose une vision contemporaine de la nouvelle de Richard Connell, Les chasses du comte Zaroff (1924). Celle-ci permet d’offrir le « jeu le plus dangereux » à un aristocrate russe afin qu’il puisse se venger du sceau de l’infamie qui pèse sur sa lignée. Aussi, les héritiers, plus ou moins directs, d’Emily Brontë, de Richard Francis Burton, de Charles Darwin et de Mary Shelley sont conviés dans un magnifique manoir au parc arboré. De quelle manière ces proies célèbres ont-elles été choisies ? Ce n’est encore qu’un mystère. L’histoire adopte alors un ton légèrement fantastique dont la consistance repose uniquement sur l’engagement de l’écrivain : revenir prochainement aux origines du mal. Débute ainsi un voyage à rebours qui donne de l’assise à ce tome inaugural.

Le deuxième volume, Moreau se déroule en 1848. La mécanique est semblable, un étrange individu invite des personnalités distinguées pour satisfaire sa mégalomanie et révéler à la face du monde son génie. Le parterre de convives provient une nouvelle fois de ces familles prestigieuses dont le lecteur découvre l’empreinte de leurs actions sur les descendants des Zaroff. En revanche, qu'en est-il du lien qui unit ce Moreau à ses hôtes émérites ? Car, évidemment, c’est bien ce savant fou – peu ou prou sortie de L’Île du docteur Moreau de Herbert Georges Wells (1896) – qui se révèle être la pierre angulaire du récit. Il convient de poursuivre la plongée antéchronologique jusqu’aux prémices de la diablerie avec la conclusion de la saga - Shelley (1816).

Sans trop en divulguer, aux sources de cette haine, l’auteur mêle des conjectures scientifiques tel que les expériences de Giovanni Aldini sur le galvanisme, ou encore la pile d’Alessandro Volta. Comme toujours, l’amour immodéré prend une place prédominante. Au point que les sentiments justifient une étude sur plusieurs générations des conséquences de la mythologie de la création. À l’avenant des précédents albums, l’ouvrage est distinctement orchestré et le spectateur y trouve l’attendu, mais dévoilé une manière addictive.

La partition graphique n’est pas en reste. L’artiste Carlos Puerta verse dans le réalisme avec une peinture informatique absolument maîtrisée. Ses effets de matières – souvent des hachures au pinceau d’un calibre plus épais - accrochent le regard. L’habillage ocre et sépia accompagne les costumes et les fastueux décors. L’immersion au cœur du long métrage d’époque est parfaitement réussie. D’ailleurs, quelques figures semblent sortir tout droit du grand écran – ainsi, par endroits, l’héroïne prend les beaux atours de l’actrice Cate Blanchett. Que dire de la diversité des expressions faciales et des gestuelle des protagonistes, outre que cette justesse participe à l’animation des planches. À son aise dans les scènes d’intérieur comme en pleine tempête, l’illustrateur livre une somptueuse copie. Bravo !

Maudit sois-tu aborde astucieusement l’œuvre de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818). La narration à contre-courant provoque une descente de l’étrangeté contemporaine vers le réel du XIXe, voire du dépassement de « l’ordre naturel » vers la dévotion à Dieu. Contre-intuitif, malicieux et esthétique !

Lire la chronique de tome 1, Zaroff.
Lire la chronique de tome 2, Moreau.

Moyenne des chroniqueurs
6.5