Lucky Luke (vu par...) 5. Choco-boys

B ud Willis et Terrence McQueen, couple de cow-boys d’un certain âge, vivant paisiblement dans leur petite maison isolée, reçoivent une visite impromptue, celle de l’auteur de la bande dessinée, ou celle du lecteur, au choix. Il paraît que Buddy a connu le héros Lucky Luke, il y a bien longtemps, alors s’il pouvait en parler… Le vieux vacher se souvient. C’était il y a cinquante ans. Leur rencontre a eu lieu devant le Job Center de l’accueillante Straight Gulch (« Étranger ! Ici, on ne pend pas seulement le linge ! »). L’homme à la chemise jaune est déjà une star, ses aventures ont été publiées dans des illustrés. Le jeune Buddy, lui, se débat entre son attirance assumée pour les hommes et l’étroitesse d’esprit du Far-West. Il attend Terrence, la promesse d’une histoire qui commence, qui a trois jours de retard. Mr Sprüngli, qui veut commercialiser le chocolat suisse dans le Nouveau Monde, confie au héros la mission d’accompagner cinq vaches à Dandelion Valley pour qu’elles se refassent une santé après une traversée de l’Atlantique et un voyage en train harassant. La mission ne présente aucune difficulté. Lucky Luke accepte et, attendri, emmène avec lui le désœuvré et morose Bud.

Choco-Boys est le cinquième album de la série « Un hommage à Lucky Luke d’après Morris », dont le propos est de mettre à la disposition de créateurs contemporains la licence du héros et de se l’approprier l’espace d’un album. Après Mathieu Bonhomme, Guillaume Bouzard et Mawil, c’est au tour de l’Allemand Ralf König (Conrad et Paul, Comme des lapins) de détourner temporairement la série. Ce dernier est fin connaisseur de la saga et raconte à l’envi le rôle qu’a joué Calamity Jane dans sa vocation artistique. Il invite donc un de ses thèmes de prédilection, l’homosexualité, dans l’univers rude et viril de Morris, fût-il humoristique et parodique. Même s’il ne fait pas de Lucky Luke un homosexuel (le parti-pris aurait sans doute été perçu comme trop audacieux), toute l’aventure de cet album consiste à permettre une liaison amoureuse entre deux hommes d’exister dans un milieu hostile et au cœur de psychés étroites.

König convoque donc les principaux éléments constitutifs de l’univers de référence : le commanditaire d’une mission, les bagarres, les indiens, Jolly Jumper, Calamity Jane, les Dalton, la postface avec la photographie d’époque, l’humour, etc. Avec en arrière-plan Brokeback Mountain de Ang Lee (2005), il y ajoute les truffes au chocolat, les allusions sexuelles à peine dissimulées et des personnages qui se racontent et se confient. Le héros lui-même est décentré : il est ici en vacances, ne se rasant plus, profitant du temps qui passe, se livrant à une seule confession, qui n’en est pas vraiment une. Interrogé sur sa vie affective, il évoque une unique et vieille histoire d’amour avec une certaine Joannie Molson (voir Kid Lucky) et de conclure : « J’ai Jolly et le soleil couchant. Ça me suffit ». L’intégrité du loner est respectée. Si König dessine des corps sexués, il met aussi en scène Joe Dalton dans une librairie, recevant malgré lui une leçon sur la culture populaire et la « haute littérature » et raille gentiment les chasseurs d’autographes. Graphiquement, le dessinateur réalise la parfaite fusion avec son propre trait (cette approche particulière – cubiste – de certains visages) et celui de Morris, y compris ses choix spécifiques de colorisation. Pour ses soixante-quinze ans, le cow-boy pauvre et solitaire est ici l’objet d’un bel hommage, où révérences et provocations sont distillées avec intelligence et tendresse.

Moyenne des chroniqueurs
7.0