Berezina (Tesson/Dureuil) Berezina

« Ce sont les 200 ans de la retraite de Russie. En France, tout le monde se fout des grognards. C’est à nous de saluer la Grande Armée. Il y a deux siècles, des mecs rêvaient d’autres choses que du haut débit. Ils étaient prêts à mourir pour voir scintiller les Bulbes de Moscou. »

L’idée de Sylvain Tesson est lancée sur un bateau à son ami écrivain et aventurier, Cédric Gras. Emprunter l’itinéraire de la débâcle, chiche ! Une poignée de semaines plus tard, les voilà embarqués à cinq répartis à bord de trois side-cars Oural vintage. Des engins rutilants, peu confortables, mais facilement réparables. Et c’est heureux, car les mécaniques vont être soumises à de rudes épreuves avalant quatre mille kilomètres d’asphaltes au début de l’hiver scandinave. Rallier Moscou à Paris ne durera finalement que treize jours de neiges et de pluies, sans compter le vent glacial. L’équipée coûtera à peine une dent, quelques bouteilles, des engelures et la nappe d’un aubergiste. Surtout, la route sera l’occasion, pour chacun, de se confronter, avec panache, à la force du climat et d’en sortir grandi.

Le russophile, stégophile et même « vodkatophile » accompagne sa littérature voyageuse des mémoires du général de Caulaincourt et de celles du sergent Bourgogne. Alternant entre 2012 et 1812, ils témoignent des stratèges, des conditions de vie déplorables, de l’engagement des hommes, de la lutte pour la survie et des dernières manœuvres célèbres de l’Empire. Pour rappel, Napoléon Bonaparte était à la tête d’un demi-million de soldats lorsqu’il franchit le Niémen, le 24 juin 1812. Le froid, le typhus, la faim, les assauts répétés des ennemis – engagés ou simples villageois : deux mois après le repli, la Grande Armée est décimée. Seulement quarante mille âmes malades pénètrent dans la Ville Lumière en janvier 1813. C’est une Bérézina !

La transposition en bande dessinée parvient à mêler les époques à l’instar des juxtapositions de l’œuvre originale. Autre réussite, s’il en est, l’album capte le dépassement de soi et l’épreuve que cela constitue de revivre un tel périple en si peu temps. Au gré des retranchements, reformulation, interprétation et autres choix d’appropriation, l’artiste édulcore quelque peu les frasques éthyliques du groupe de soiffards. L’alcool emplit les verres et les consciences moins souvent qu'au fil du roman et ce n’est pas un mal. Cela permet de se concentrer sur le propos initial, à savoir les sacrifices humains des grognards dictés par l’inimaginable foi en leur chef et la croyance en un récit national. L’ensemble est mis en perspective avec les générations individualistes qui se succèdent depuis les Trente glorieuses, le bonheur indépassable du "moi-je" et la quête de l’amoncellement de biens corporels. Glaçant et acerbe.

Après Dans la forêt de Sibérie, Virgile Dureuil signe une seconde adaptation de récit du globe-trotteur Tesson. Une sensation d’aisance se dégage des planches. Les paysages sauvages, les grandes steppes aussi bien que les nombreux espaces urbains sont finement représentés. L’illustrateur épaissit son trait, varie les plans, multiplie les pages avec régularité et charme. Néanmoins, l’œil apprivoise le geste et finit par ne plus être subjugué, regrettant même les aléas d’un repenti. Sans doute que la copie manque de remous.

Bérézina se maintient en équilibre entre le roman historique et l’écrit « escapiste ». La mise en images offre une nouvelle lecture, d’un essai porté, en son temps, par de belles tournures et une prose crue et guerrière !

Moyenne des chroniqueurs
6.0