Agughia

L ’humanité a étendu son empire bien au-delà de sa planète d’origine. Désormais existent des « ailleurs », très prisés par les plus riches, dont les autochtones ont le bon goût d’être méfiants et invisibles. Le tourisme est devenu un business important et les enjeux financiers sont considérables. Radius, « une multinationale omnipotente, tentaculaire et sans visage », ne recule devant aucun procédé pour accroître son sacro-saint chiffre d’affaires. Un beau jour, un de ses employés arrive en Corse, haut lieu de la détente de masse, en provenance d’une plateforme en orbite basse. Alors que le taxi qui l’a pris en charge percute un autre véhicule, victime de ce moment troublant, il se fait dérober un sac par Agughia, jeune fille issue des quartiers défavorisés. De menus larcins en vol à l’arrachée, elle tente de se constituer un pécule qui lui permettra de quitter un jour cette Terre devenue inhospitalière. Mais l’accessoire subtilisé n’est pas banal et mobilise à la fois une Police Municipale incompétente et un mystérieux personnage masqué. Agughia se retrouve rapidement prise dans des traffics d’influence et d’intérêt dangereux, qui la dépassent d’autant plus que le sac refuse obstinément de s’ouvrir.

Hugues Micol, qui assure seul la réalisation de cet album, s’est fait connaître par Chiquito La Muerte, puis par Terre de feu ou Black-out. Avec ce one shot, il signe un récit à la croisée de la science-fiction, de l’aventure, du thriller et de l’œuvre engagée, le tout saupoudré d’humour et de clins d’œil à ses influences. La filiation avec la série Valérian est évidente, tant du point de vue de la mise en place d’un univers spécifique, que de la trame du récit ou du graphisme. Néanmoins Agughia est plus qu’un hommage ou une révérence.

C’est d’abord la création d’un monde qui exacerbe plusieurs points d’inquiétude contemporains : le rapport de l’individu à la Nature, l’éventualité de coloniser des espaces extra planétaires, l’ultralibéralisme, la culture du farniente et du moindre effort, la mainmise des réseaux sociaux sur la communication et l’appréhension de la réalité. Le touriste « veut de la nature, et en même temps, toujours plus de confort, un maquis sécurisé, des circuits de randonnée aseptisés et mécanisés, des rivières chauffées, des plages climatisées », et, surtout, il boit et bouffe en permanence. Les individus sont le plus souvent caractérisés par leur bêtise, leur mépris des autres, leur égocentrisme et leur intolérance. Les dirigeants, industriels ou politiques, sont caricaturés pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans leur dessein : le chef de la Police, aux méthodes dignes de l’Inquisition, est le portrait craché d’Adolf Hitler ; le Gouverneur de Corse est un Kim Jong-Un boursouflé et impotent.

Les couleurs et le trait de Micol, qui renvoient aussi bien à Jean Giraud qu’à Jean-Claude Mézières, au charme délicieusement suranné, ne doit pas tromper le lecteur. Au-delà du bleu du ciel et des lumières des boîtes de nuit, c’est l’obscurité d’une humanité à la dérive qui nimbe la lecture. Micol montre la fatalité du repli sur soi d’une espèce qui ne veut pas prendre conscience de sa perte et dénonce la confusion entre progrès technologique et épanouissement d’une population.

Au cœur de ces ténèbres surgit Agughia, comme une fleur au milieu du béton armé, jeune femme perdue mais qui sait d’instinct qu’il faut rejeter cette pantomime de société et le pouvoir absolu de l’argent. Elle sympathise avec un droïde qui donne d’elle la définition parfaite : « tu es juste un problème, pas un investissement ». Dans Agughia l’élément perturbateur est pertinent et convaincant. Habillé d'une véritable dynamique narrative et servi par des options graphiques séduisantes, l’engagement, même s’il n’évite pas tous les clichés du genre, mérite d’être salué.

Moyenne des chroniqueurs
7.0