Des vivants

A lors que la rédaction est tombée sous le charme du volume inaugural de Madeleine, Résistante, voilà qu’au terme du peloton de la rentrée littéraire, les éditions 2024 font paraître Des Vivants - un bel ouvrage qui partage à la fois la thématique de la lutte contre l’occupant fasciste et une quête d’authenticité.

Installé au Palais Chaillot à Paris, le Musée de l’Homme succède en 1937 à celui d’Ethnographie du Trocadéro. Son fondateur, Paul Rivet (1876–1958) est un universaliste convaincu. Ses prises de position publique à l’encontre de l’Allemagne nazie n’ont pas attendu le début du conflit armé. Aussi, l’entrée de la Wehrmacht dans la capitale ne pouvait qu’engendrer une réponse immédiate. Le directeur placarde la traduction du poème If (1910) de Rudyard Kipling à l’intérieur de son lieu culturel. Puis, il ordonne à ses collaborateurs de poursuivre l’activité. Précédent l’Armistice et l’appel du général de Gaulle, son équipe, composée d’ethnologues et de bibliothécaires, entre en clandestinité. Sous l’appellation de Comité National de Salut Public, le groupe se structure autour du magnétisme de Boris Vildé (1908-1942). Ce scientifique originaire de Russie est en charge de la section des peuples polaires. Mobilisé et fait prisonnier dans les Ardennes, il s’évade en juin 1940. Son expérience du combat et sa stature en font la figure de proue d’un mouvement qui comptera très rapidement une centaine de résistants. En cette même année, les faits de guerre de ce cercle (évasion de détenus, renseignement acheminé à Londres et distribution des journaux Résistance et Vérité français) attirent l’attention de l’Abwehr qui diligente une enquête. Un agent du capitaine SS Doering intègre promptement le réseau permettant à la Gestapo de procéder, dès 1941, à dix-neuf inculpations pour crime d’espionnage au profit d’une puissance ennemie.

Les auteurs, Raphaël Meltz et Louise Moaty content cette épopée en empruntant un chemin narratif à part. Le duo s’est mué en archiviste afin de compiler les documents de première main qui abordent, retracent ou témoignent des événements libertaires du département du Muséum national d’histoire naturelle. Avec ce matériau, les scénaristes ont recomposé un récit précis et elliptique. Les discussions, les phylactères de pensées et les articles de presse sont issus de ces extraits rassemblés. Le procédé d’écriture est distinctement expliqué au terme de l’opus en ces termes :
« la plupart du temps, nous avons créé des dialogues à partir de textes qui n’en sont pas, nous autorisant les modifications suivantes : coupes ou entremêlement de différents textes d’un même auteur, changement de temps, translation de sujet (« x » remplacé par « lui », ou vice versa ; « y et moi » remplacés par « nous », etc.). »

Cette mécanique est à double tranchant. Le public est valorisé par une lecture exigeante. Cependant, il a davantage l’habitude d’être porté par des échanges ordonnancés, voire romancés. Là, les enchaînements sont réels et donc parfois abrupts. Contre toute attente, le cheminement entre deux protagonistes peut sembler, à de courts instants, artificiel. Pour autant, la contrainte s’oublie (preuve de réussite !) et les nombreuses références listées en annexe sont là pour rappeler l’entreprise titanesque qui a été menée.

La partition graphique a été confiée à Simon Roussin, un artiste maison qui a notamment entamé une trilogie addictive sur la compagnie générale aéropostale (Xibalba et Les ailes brisées). Cet illustrateur poursuit son voyage d’appropriation de son dessin en affinant sa technique mixte. Au-dessus de son encrage fin, économe et courbé, il distille des masses noires. Il compose ensuite sa vignette en apportant un effet de matière aux feutres biseauté et large. L’habillage informatique vient corriger les valeurs, effacer l’ombrage ou en ajouter. Enfin, il ajuste ses cases de motifs violacés, verdâtres ou orangés. Au final, son expression détonne et séduit, en planches fragmentées comme en pleines pages. Et il captive autant par l’agencement des conversations que par l’organisation des non-dits et des silences.

Des Vivants retrace fidèlement la précocité d’un engagement. Cette démarche de sincérité vise à raviver le souvenir du réseau de résistance du Musée de l’Homme. Elle s’inscrit également dans le cadre d’un devoir de mémoire à l’égard des insoumis de la première heure. Ceux qui ont payé un lourd tribut pour avoir refusé d’obtempérer devant les injonctions du national-socialisme. Ces mêmes dissidents qui, de tous horizons, ont prôné jusqu’à leur dernier souffle la liberté, l’égalité et la fraternité.

Moyenne des chroniqueurs
7.0