Couacs au Mont-Vérité
A
lors que le frère Oustakhoze poursuit ses expériences au monastère, ses six camarades partent à la chasse aux poulets de Panurge. À défaut de mettre la main sur un de ces volatiles, les moines découvrent un coin à cèpes de vignette. Ils emportent une copieuse cargaison, de quoi accompagner une bonne bouteille et d’emplir tout l’ermitage d’une forte odeur de champignons. Aussitôt dégustés, voilà que quatre pensionnaires sont victimes d’une étrange intoxication alimentaire. Pendant ce temps, le Docteur Colostrum attend l’héritière du royaume de Beurkatique. Enceinte jusqu’aux yeux, elle fuit un mariage forcé. Mais son cocher vient d’être intercepté par trois agents de police. Malgré ces faits peu ordinaires, les omniscients Sphynge et Mune s’inquiètent d’un événement futur probablement cataclysmique !
La genèse de Couacs au Mont-Vérité est avant tout l’histoire d’un rendez-vous manqué entre Jean-Christophe Menu et la collection Poisson-pilote. Au début des années 2000, l’artiste est accaparé par son rôle d’éditeur et par la réalisation de son Donjon Monster, Le Géant qui pleure. Il repousse momentanément l’invitation du directeur éditorial, Guy Vidal (1939 - 2002). Ce dernier prend sa retraite au printemps 2002 et est emporté en octobre de la même année. Concomitamment, Persépolis connaît un succès mérité, une véritable aubaine pour l’Association mais qui génère néanmoins une exploitation chronophage. Près de vingt années plus tard, l’auteur de Meder produit une préface destinée à la publication de l’intégrale du Génie des Alpages de F’murrr (1946 - 2018). Les échanges avec la maison Dargaud ravivent son envie de voir intégrer les péripéties des sept encapuchonnés au sein d’un catalogue établi – comme une promesse tenue de manière posthume.
Seulement, l’homme est radical. Il a des idées aussi arrêtées que précises concernant la façon de faire son ouvrage « grand public ». C’est que la volonté de Menu de dynamiter l’art séquentiel et d’explorer d’autres chemins créatifs ne s’opposent pas à son amour du format classique. Il entretient même son tempérament de collectionneur, en particulier en ce qui concerne sa recherche effrénée de certains numéros des albums du journal de Spirou. Au début de Krollebitches, souvenirs même pas en bande dessinée (Les impressions nouvelles, 2017), Jean-Christophe Menu évoque l’émerveillement de l’enfant face à ces parutions - la découverte d’abord, via le Spirou n°1586 daté du 5 septembre 1968, puis l’achat hebdomadaire à compter du n°1707 du 31 décembre 1970. De cette époque, il garde un attrait développé pour l’habillage des livres. « Je vais commencer à collectionner les albums Dupuis avec leurs beaux dos ronds bleus, rouges ou jaunes, avec le titre qui se lit verticalement. Aucun autre livre ne se lit verticalement comme ça sur l’étagère.». Compréhensives (euphémisme, s'il en est), les éditions Dargaud viennent flatter le bambin qu’il était en lui offrant la liberté d’élaborer une maquette qui fait référence à la structure éditoriale concurrente. Outre le dos rond et les diverses mentions d’aplomb, l’intitulé de l’opus est intégré à un cartouche en rouge et noir (un clin d’œil au Spirou de Franquin et à Gil Jourdan de Maurice Tilleux).
Cette figure majeure de la bande dessinée alternative a tant souhaité le dépassement du 48CC que les passionnés du neuvième Art en oublient son appétence de la colorisation. Au gré de la revue Lapin (deuxième monture), il raconte pourtant La grande aventur de Vert Thépamur en utilisant principalement des couleurs primaires. À l’Association encore, il propose uniquement aux adhérents une déclinaison en seize gouaches d’une des couvertures de Tintin, Les 7 boules de cristal. Récemment, et selon la même technique picturale, il produit 24 Photographies du Mont-Vérité. Ce portfolio est constitué de cartes postales dont les originaux étaient dévolus à une exposition à Genève, suite à l’obtention du Grand Prix Töpffer en 2018. De facto, en vue du séjour de ses vermisseaux en robes de bures dans le mainstream, il convenait de leur offrir un écrin pigmenté. Ainsi, l’artiste a réalisé un bariolage sur bleus en combinant deux outils – les markers pour les divers protagonistes et la gouache pour les décors. Afin de ne pas se trahir, il a conservé une narration parallèle en noir et blanc. La métaphore est limpide et résonne au diapason de l’objet dont la première de couverture est tout en couleurs tandis que la quatrième en est exempte.
Hormis l’aspect remarqué de Couacs au Mont-Vérité, le volume doit également porter une proposition scénaristique singulière. Or, cela n’est pas chose aisée compte tenu du fait que l’auteur séjourne périodiquement dans sa contrée rocailleuse depuis son exploration inaugurale (Craques au Mont-vérité, publié en 1994 à l’intérieur d’Histoires graphiques, Le retour de Dieu par les éditions Autrement). Finalement, le canevas procède entièrement de l’improvisation jouant des obsessions de l'instant. Certes, le bédéiste convoque des éléments connus de son œuvre (la grossesse, le refus d’autorité, l’absurde, etc.). Cependant, jusqu’à mi-album, chaque page lance une fausse piste semant un désordre dans les saynètes et déjouant toute logique. Ce type de construction "oubapienne" n’est pas toujours adroitement mené. Par moments, le script sombre dans la surenchère, relançant le récit par des dialogues lourds et dissonant. A contrario, d’autres séquences sont davantage spontanées, fluides, référencées, éminemment trash ou résolument punk.
Couacs au Mont-Vérité présente une plongée légèrement différente dans l’univers méta de Menu. Son créateur édulcore à peine son style clivant, tant eu égard à son graphisme surchargé que de la tournure nonsensique de son récit. Vous êtes prévenus !
6.0