L'attente Une famille coréenne brisée par…

A lors que l’occupation japonaise avait déjà mis la Corée à genoux, la guerre qui la déchira de 1950 à 1953 finit de la désintégrer complètement. Désormais, il y aura le Nord, sous le joug de la dynastie des Kim et le Sud, plus démocratique et assurément capitaliste. Ça, c’est la grande Histoire, celle des livres. Pour ceux qui habitaient sur le 38e parallèle, cette séparation fût autrement dramatique. Certains purent s’enfuir devant l’avancée des troupes communistes, d’autres pas. Guja, aujourd’hui quatre-vingt-douze ans, réussit in extremis à s’extraire de la zone de combat. Son mari et son fils n’eurent pas cette chance. Depuis, et bien qu’elle se soit remariée et ait eu d'autres enfants, elle attend des nouvelles. S’en sont-ils sortis vivants ? Ont-ils, eux-aussi, pu se reconstruire et mener leur vie ?

Mélangeant quête de ses racines et devoir de mémoire, Keum Suk Gendry-Kim entreprend de raconter l’histoire de sa mère et d’une partie du passé récent de son pays. Le scénario est évidemment poignant et bouleversant. Il apporte également un éclairage passionnant sur ce conflit oublié et la Corée en général. Racontée à hauteur d’homme, de femme plus précisément, la narration embrasse les époques, passant du XXIe siècle, où les acteurs de ces évènements finissent leur vie en conservant, envers et contre tout, l’espoir de revoir leurs proches (des réunions dans ce but ont été organisées sur fond de négociations diplomatiques tendues) et la relation de l’épopée de Guja. Il en résulte un portrait édifiant et irréprochable d’une survivante qui ne peut qu’imposer le respect. Plus largement, il est aussi difficile de ne pas faire un rapprochement entre cette fuite désespérée avec les tragédies quotidiennes qui se déroulent actuellement dans les différentes zones de frictions migratoires du globe (Méditerranée, Rio Grande, etc.).

Visuellement, le résultat se montre digne de son propos. N&B franc et direct, les influences de l’autrice se trouvent autant en Europe qu’en Asie. Paysages rappelant l’art classique coréen, personnages à la chevelure se transformant en ramures façon Edmond Baudoin, portraits et scènes lorgnant vers l’expressionnisme pur et dur, etc. Tout s’interpénètre, s’associe et se fusionne pour finir par former un univers graphique bouillonnant et saisissant. Mieux encore, grâce à un découpage solide, l’ensemble s’avère fluide et facile d’accès. Pas de pathos ou d’excès de sentimentalisme, l’émotion est bien réelle, mais elle provient uniquement du récit et du comportement exemplaire de cette héroïne n’ayant rien demandé à personne et esseulée au cœur de la pire des débâcles imaginables.

Album dense, L’attente est un véritable roman dans les règles de l’art qui ramène le lecteur, page après page, à l’essentiel : face à l’urgence, il faut savoir faire des choix déchirants, accepter les conséquences et, ensuite, vivre avec.