Les contes de la Pieuvre 3. Célestin et le cœur de Vendrezanne
À l’été 1842, un spectre vermeil apparaît dans un hôtel particulier cossu et produit un son strident jusqu’à briser les tympans d’un nouveau-né. Le père intervient rapidement, épée au poing et transperce l’ectoplasme. Novembre 1879, quatre jeunes enfants désœuvrés tamisent les égouts à la recherche d’un quelconque trésor. Soudain, l’un d’eux trouve un Louis d’or. Incroyable. Cela aurait dû être un jour de chance, sauf que les services de la voirie ont entamé la purge des canalisations nord. Dix mille litres d’eau déferlent brutalement à partir du bassin de la Villette. Les mômes sont pris au piège … Décembre de la même année, Célestin, le serveur de l’auberge de la Pieuvre, déambule de table en table. « Jeudi, c’est poulet sans tête » répète t’il à la clientèle en servant des fines. Il ignore encore que son secret est sur le point d’être révélé.
Gess poursuit l’exploration de son univers, dévoilant un pan de l’histoire du relai de la mafia parisienne. Comme à l’accoutumé, les enjeux se déploient lentement. Les saynètes semblent indépendantes et tantôt absconses. Progressivement, une séquence après l’autre, le fil d’Ariane permet de sortir de ce labyrinthe avec délectation. Le scénario de Célestin et le cœur de Vendrezanne se déguste alors avec appétit ! Voyez plutôt.
D’abord, et puisqu’il faut un décor, il y a Paris ! Le Paris-village des photographies de Charles Marville. Depuis le début de ces légendes, l’auteur invite dans les coins et recoins d’une capitale effacée. D’un temps, où la pauvreté emplissait les ruelles et les miséreux jonchaient les places. Une ville révolutionnaire, déjà un peu avant la Commune et longtemps après. Au cours de cet opus, le bédéiste brosse le treizième arrondissement de l’époque, entre la vallée de la Bièvre et la Butte-aux-Cailles à la fin du XIXe. Il dessine le passage de Vendrezanne et la passerelle de l’Estacade. En suivant, il remplit les panses aux Batignolles, à l’est du dix-septième. De ces endroits, il invente de nombreux mystères avec une logique implacable.
Ensuite, le feuilletoniste dépeint un antihéros porteur de talent. Un personnage principal qui souhaiterait vivre une vie simple, mais son existence lui échappe. Là, Célestin est un discerneur ! Il perçoit de quoi les hommes sont réellement faits. Une vision d’eux tirée d’un outre-monde. Il sait quelle cruauté se cache derrière une demoiselle et quelle bonté anime un voleur à la petite semaine. Il comprend les âmes. Ce n’est pas évident tous les jours, étant donné qu’il côtoie une galerie de personnages hauts en couleur et disposant, pour les principaux, de capacités au-delà de l’ordinaire. Il y a les sœurs de l’ubiquité dirigée par Mama-Bruleur, Pluton l’hypnotiseur (ou le saigneur), des coriaces en tout genre, un insomniaque, un tellurique, un découvreur et bien entendu le « quatuor » à la tête de la Pieuvre - la Bouche, l’Œil, l’Oreille et le Nez. Par excès de gentillesse, le premier rôle va aider Daumale, un gamin de la bande des asticots. Cette faiblesse le mène sur la voie d’une fin douce-amère, semblable à celles que le fabuliste affectionne…
Enfin, il y a l’allant littéraire. Au tueur polyglotte et amnésique, le script offre Les Fleurs du mal. Charles Baudelaire accompagne la narration de La Malédiction de Gustave Babel et la fée verte coule à l’unisson. Au fin limier idéaliste de Un destin de trouveur, les extraits Du contrat social ou Principes du droit politique adoucissent les blessures provoquées par des parents morts sur les barricades. Au fil de cet épisode, ce sont les écrivains de l’indigence (Victor Hugo et Honoré de Balzac) et des poètes symbolistes (Albert Samain, Guillaume Apollinaire et quelques vers d’Evariste Galois – mathématicien de son état) qui résonnent au diapason des pas des nécessiteux. Cette multitude de plumes singularise leur propos et tient du symbole autant que de la chronique sociale.
Quant au visuel de l’album, il est soutenu par un trait fin recherchant l’épure. Gess s’acharne à ne garder que l’essence de son geste sans nuire à la compréhension du dessin. Il vogue sur un entre-deux équilibré, où l’ombre portée n’est parfois qu’une trace de volume au trois-quarts d’un visage. Le voyage de l’illustrateur dans la maîtrise de son art tend vers davantage de spontanéité. Le classicisme de ses débuts (Carmen McCallum) a laissé place à une ligne claire très contrastée inspirée de Mike Mignola (La brigade Chimérique) et, par la suite, à un mouvement plus impulsif au clair-obscur moins systématique. Dorénavant, il conçoit ses planches à la manière des grands noms du comics, essayant par monts et par vaux, de composer son gaufrier malgré un format réduit. Les vues de Notre-Dame prise dans la brume, les bords de Seine, les cases débordant de badauds ou de malfrats tiennent alors de la gageure.
La colorisation demeure marquée par des teintes sépia. Le tour de force de l’illustration est de proposer un rendu graphique différent lorsque le spectateur observe à travers les yeux du domestique. Le noir et le suranné transmutent en un camaïeu de rouge et les trombines patibulaires prennent des formes de monstres. Exceptionnellement, l'employé de la taverne croise la bienveillance. Celle-ci prend alors les atours du beau et du lumineux. Afin d’accentuer cet effet, les angles des vignettes s’arrondissent également. Ces dernières sont tout au long des pages esquissées à main levée, l’irrégularité renforçant la fragilité recherchée.
La maison Delcourt parachève l’ouvrage en maintenant un niveau de finitions élevé où le papier à l’impression vieilli s’insère dans un livre au dos toilé distingué.
In fine, le troisième récit tiré de Les contes de la Pieuvre manie avec dextérité les éléments-phares de sa réussite passé. Un mets succulent ! Ce n’est pas le Nez qui en dira le contraire.
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8.3