Battue

C amille Duhamel pensait en avoir fini avec sa famille. Sa mère avait pris soin de l'éloigner de l'influence idéologique de son père. À la mort de ce dernier, elle est plus ou moins contrainte de reprendre contact avec ses frères et son oncle, qui lui a succédé à la tête des "blanchistes", mouvement néo-païen proche de l'extrême droite. Elle y a été poussée par un ami d'enfance, Hassan, devenu journaliste. Il lui demande de se joindre à la "grande battue", une partie de chasse qui tient lieu de rituel initiatique à ceux qui aspirent à rejoindre le mouvement. Il règne un mystère opaque autour de cette tradition. Des rumeurs alarmistes circulent. Elle seule peut s'y infiltrer et découvrir ce qui s'y déroule réellement.

Battue s'impose d'emblée comme une vraie surprise doublée d'une très grande réussite formelle. La couverture intrigue, surtout par sa teinte dominante mauve. Elle crée une sorte de malaise, parce qu'il est difficile d'en détacher son regard alors qu'elle n'est pas rassurante. Le titre lui-même induit une violence sourde, parce qu'elle fait référence à une pratique à la fois terriblement barbare et pourtant bien ordonnée, résultant d'une logique d'organisation, pensée par les hommes pour perpétrer un massacre.

Dès que l'héroïne intègre le groupe, l'ambiance prend à la gorge. Le lecteur se retrouve véritablement dans sa tête, témoin d'un rituel macabre et qui porte en lui des relents désagréables. Pourtant, rien d'illégal ne semble se produire. Il s'agit plus d'une atmosphère délétère qui se répand. Un leader, pratiquement un gourou, impose des règles strictes, dont la non-observance implique l'exclusion immédiate. Des préceptes prônant l'élimination des "nuisibles" sont énoncés. Tout baigne dans une sorte de paganisme qui mélange une dévotion à l'égard d'une nature majestueuse et un message politique ultra-conservateur prônant la défense du territoire ainsi qu'une supposée destinée raciale. Loin de tomber dans la caricature, le scénario insiste plutôt sur l'extrême séduction que peut exercer ce genre de discours, surtout lorsqu'il est asséné dans des conditions favorables. Il pourrait faire basculer n'importe qui.

L'histoire de Marine Levéel, qui signe sa première bande dessinée, est parfaitement illustrée par Lilian Coquillaud. Son dessin laisse une large place aux paysages et à la nature, entre montagnes et forêts. Faune et flore sont représentées avec beaucoup de sensibilité. Les personnages eux-mêmes possèdent une certaine grâce qui n'est pas sans rappeler Chloé Cruchaudet ou Manuele Fior. C'est par le traitement des couleurs, à dominante mauve et orange, et via les cadrages précis que se distille cette impression mortifère qui traverse le livre. Il possède une sorte de beauté vénéneuse, à l'image des convictions des "blanchistes".

Il aurait été facile de tomber dans le manichéisme, guidé par une sincère naïveté. Au contraire, si les intentions des auteurs ne font guère de doute, le récit est suffisamment complexe et intelligent pour pousser à la réflexion. Les hésitations de Camille sont au centre des enjeux. Ce n'est pas une idéaliste irréductible. Elle est plutôt une personne déchirée entre un héritage familial trop lourd à porter et ses propres aspirations, de surcroît pas vraiment convaincue par ce qu'elle est en train de faire. Présenté ainsi, le propos est infiniment plus subtil et l'impact d'autant plus fort.

Moyenne des chroniqueurs
8.3