Cahier de Tourmentes Cahier des Tourmentes

A ccoudé à sa table à dessin, des feuilles froissées jusqu’aux chevilles, le narrateur est incapable de trouver l’inspiration. Il faut préciser que quatre prix lui ont été décernés et sont admirablement accrochés sur les murs de son bureau. De quoi ajouter une pression supplémentaire à la première nécessité de produire pour subvenir à ses besoins. Surgissant subrepticement par la fenêtre de son appartement une ombre colorée cornue et tentaculaire lui dispense une solution. Il suffit d’enfiler quelques vêtements qui connaissent la destination des histoires à raconter et de ne pas oublier de prendre un carnet afin de les consigner. À peine revêtue, la tenue propulse le virtuose aux portes des Enfers.

Comme à son habitude, le prolixe David Rubìn pose ses valises dans la maison Rackham. Il y a déjà fait paraître son adaptation de la vie d’Héraclès (Le Héros) ainsi que son anticipation de politique-fiction (Grand Hôtel Abîme). Outre-Atlantique, le concepteur galicien a troqué sa casquette d’auteur complet contre celle de dessinateur de comics. Il a alors signé Ether avec Matt Kindt et Sherlock Frankenstein avec Jeff Lemire. Avant ces parutions remarquées, ce faiseur de livres a connu des heures moins joyeuses où sa muse ne cessait de le quitter. Partant, dès 2006, il commence à travailler pour un producteur musical sur un projet de publication en ligne. Rapidement, il songe à narrer sous forme d’épisode mensuel (un seul crobard et diverses lignes), les terribles vies des habitants d’Effroi. De cette intention, naîtra Cuaderno de tormentas, une étude initialement orchestrée par Planeta DeAgostini (2008) et dont la réimpression augmentée des éditions Astiberri (2018) fait l’objet de la présente version.

Cahier des tourmentes, sous-titré Chronique des déambulations dans Ville-Effroi, s’ouvre sur un non-dit. Un contrat entre le Diable et le protagoniste principal, sans que les termes en soient formalisés. Le maudit tentateur accorde le souffle de l’imagination en contrepartie d’un séjour interminable dans sa cité, à la manière du pacte faustien conté par Johann Wolgang von Goethe. Ensuite, débute un voyage cartographique. La tête d’affiche découvre, séquence après séquence, un quartier, une ruelle, un café caractérisés par une histoire glaciale. L’intéressé évolue aussi bien à l’intérieur de la Bibliothèque des Livres-Jamais-Écrits qu’au gré du marché du Péché-Délateur. Cet amoncellement de lieux et de rencontres au sein de « l’antimonde » fait également référence au poème de La Divine Comédiede Dante Alighieri.

Cette promenade relève strictement de l’illustration. Visuellement, le lecteur s’émerveille de la succession de pleines pages non-découpées où les récitatifs s’affranchissent des phylactères. À deux reprises, le chroniqueur impose un entracte où il brise le quatrième mur. Il s’adresse à son public pour le mettre en garde et le dissuader d’achever sa lecture. Seulement, irrémédiablement, la randonnée se poursuit par une cascade de mini-récits habilement construits et agréables à lire. Et en ce sens, la traduction exemplaire d’Alejandra Carrasco-Rahal est à souligner.

David Rubìn propose un encrage noir épais dont il ressort un graphisme gothique de bon aloi, semblable aux longs-métrages de Tim Burton. L’antihéros est gratifié de traits de dandy, fin et élancé malgré son manteau à fourrure. Autour de lui gravitent des seconds couteaux de passage, à la fois ténébreux et mis en image avec rondeur. L’effet décorum fantaisiste est décuplé par des perspectives volontairement aplaties et des ambiances sombres matinées de vert translucide ou de rose sanguinolent. En bonus, l’artiste s’épanche sur la genèse de ce recueil. Il exhume des crayonnés et, surtout, huit planches de Los fantasmas del bosque, une nouvelle déterrée du magazine Dos Veces Breve.

Cahier des tourmentes est une œuvre à part dans la production de David Rubìn. Une balade qui n’assèche pas les larmes et qui ne laisse pas davantage de sourire sur le visage de son lectorat. C’est un témoignage du malheur qui prend de l’ampleur quand les mots de l’écrivain y voit une métaphore du chemin tortueux de la création.

Moyenne des chroniqueurs
6.0