Black-out

H ollywood, paradis de celluloïd.

Miroir d'une Amérique fantasmée, il expose un monde idéal où tout semble possible, à condition de passer les grilles des studios. Pour les chanceux, rien n'est encore acquis. L'usine à rêve porte bien son nom. Il faut trimer sans cesse. Les aspirant.e.s stars doivent accepter d'être remodelé.e.s pour entrer dans le moule. Changement de nom, cours de maintien, de diction, de chant et de danse, relooking extrême et chirurgie esthétique. Il faut se déconstruire pour se reconstruire selon les canons imposés. Les autres, aux mieux, ils sont relégués au rang d'utilités : Indiens sanguinaires, Chinois fourbes ou gens de maison (pour ne pas dire "esclaves"). Le plus souvent, c'est l'invisibilisation pure et simple. Pour ceux-là, Hollywood est une arnaque.

Maximus Ohanzee Wildhorse aurait dû faire partie de ces ignorés. Pourtant, il fut un comédien prisé. Repéré par Cary Grant dans une salle de boxe, cet adolescent des rues, qui possède des ascendants noirs, asiatiques, mexicains et amérindiens (il serait d'ailleurs issu de la lignée de Wild Horse), gravit rapidement les échelons. Sous l'oeil de la caméra, son exotisme suffit à en faire un sherpa, un Comanche ou un gangster turc. Son magnétisme et son physique atypique lui permettent de participer à des productions prestigieuses sous la direction de Frank Capra, Josef von Sternberg ou John Ford. La MGM envisage même d'en faire sa première star de couleur. Conscient de l'enjeu, Maximus Wyld, comme les studios l'ont rebaptisé, est bien décidé à profiter de cette opportunité pour représenter dignement ces minorités qu'il incarne. Et pourtant, qui se souvient de lui ?

Loo Hui Phang et Hugues Micol utilisent ce personnage fictif pour dresser un portrait en creux d'Hollywood, à travers le prisme racial. Dans sa préface, Raoul Peck propose d'excellentes pistes de réflexions dans la continuité des écrits de James Baldwin. Le grimage blackface d'Al Jolson dans The Jazz Singer devient presque anecdotique, malgré le fait que cette pratique est un héritage direct des minstrel shows, spectacles ouvertement racistes originaires des États du sud. La problématique est pourtant bien plus large. Alors qu'Hattie McDaniel revendiquait préférer jouer les servantes qu'en être une, Orson Welles se passait du cirage sur le visage pour jouer Othello et, dans Breakfast at Tiffany's, Mickey Rooney se grimait grossièrement en japonais d'opérette, pour un résultat encore plus lourd que Michel Leeb en roue libre.

Si ces exemples sont relativement distants dans le temps, ils démontrent surtout la persistance du problème. Toujours dans le même ordre d'idée, l'excellent roman Le Sympathisant de Viet Thanh Nguyen approfondit encore le sujet en s'attaquant à la représentation du Vietnam dans les années 70. Pour exister à l'écran, les Noirs avaient le choix entre les numéros musicaux, que l'on pouvait commodément couper lors des projections dans les États du sud ou les race movies, cinéma alternatif créé par et pour eux, comme le fait toujours Tyler Perry.

Maximus Wyld est un personnage fictif. Mais il est entouré de personnages bien réels comme Lena Horne, première actrice noire sous contrat d'un grand studio, Paul Robeson, acteur et militant communiste, Margarita Carmen Cansino, qui sera transformée en Rita Hayworth, John Ford... À travers la trajectoire fictive de son héros, c'est tout un pan de l'histoire de la Mecque du cinéma qui est dévoilé, avec toute son hypocrisie, ses mensonges et ses faux-semblants. Au fil des pages, le lecteur a l'impression de passer de l'autre côté du miroir. Le rêve se mue en progressivement cauchemar. Le destin de Wyld permet de mettre en évidence toute une entreprise de normalisation sociale et raciale. Ava Gardner et Cary Grant doivent eux-mêmes se conformer à une certaine image, gommant toute aspérité. Quelle chance restait-il aux autres ?

Black-Out est édifiant à plus d'un titre. En s'appuyant sur une solide culture cinématographique, les auteurs démontent les mécanismes de l'exclusion dans le monde du cinéma. Comme à son habitude, Loo Hui Phang introduit de belles scènes oniriques, parfaitement retranscrites par le trait puissant de Micol. Alternant grandes illustrations et mise en page plus dense, les auteurs font preuve d'une grande maîtrise du médium. Les planches grouillent de vie, de substances, de symboles. Une fête à priori élégante glisse subrepticement vers une bacchanale surréaliste. Il suffit de quelques traits. Du grand art, tout simplement, à mille lieues d'un simple travail d'illustration. Dessins et textes se complètent à merveille pour générer du sens.

Voici certainement l'un des grands livres de cette fin d'année.

Moyenne des chroniqueurs
8.0