Seules à Berlin

I ngrid, vingt-cinq ans et la vie devant elle, travaillait pour la D.R.K* et vivait avec Werner, officier S.S., dans un appartement agréable du quatrième étage de l'immeuble au 24 Münchener Strasse.
À quasiment deux miles kilomètres de là, Eygenija, seize ans, mentait sur son âge pour intégrer le N.K.V.D.** et servir d'interprète aux troupes russes pendant l'offensive contre l'Allemagne.
Après trois années de combats, les deux jeunes femmes que tout oppose vont se rencontrer, à Berlin. Leurs histoires vont devenir leur histoire et celle de deux peuples en guerre.

Alternant, depuis quelques temps déjà, les projets apparemment légers qui tournent en dérision le monde moderne (Un jour sans Jésus et bientôt Octofight) avec son complice Pacheco, et les livres historiques plus personnels, à la trame forte et sombre, Nicolas Juncker s'est construit un parcours remarqué. Après D'Artagnan, Immergés, La Vierge et la Putain ou encore Fouché, voilà donc Seules à Berlin. Inspiré de deux romans, Une femme à Berlin (d'une autrice anonyme, paru en 2006 chez Gallimard) et Carnet de l’interprète de Guerre (de Elena Rjevskaïa paru en 2011 chez Christian Bourgois), l'auteur offre un point de vue rare, dans le neuvième art, sur un conflit pourtant souvent traité.

S'appuyant sur les écrits de deux diaristes, qu'il fait se croiser dans un Berlin dévasté, en pleine débâcle au printemps 1945, il découpe son récit en trois chapitres. La première lui permet de décrire la guerre du point de vue des Allemands, la deuxième retrace la fin de l'avancée vers la capitale depuis le front oriental que les livres d'histoire français décrivent si peu, avant que, dans la dernière partie ces deux visions ne se rejoignent et s'entrechoquent. Chacune des protagonistes y découvre la vision de l'autre, s'y confronte, la refuse, la nie, la minimise, et au final, à défaut de l'accepter, la comprend, un peu. Ainsi , la rencontre de ces héroïnes, en plus de mettre en lumière le sort de nombreuses femmes durant le conflit, offrira à l'une et l'autre un reflet trouble qui leur permettra d'avancer et de survivre à cette période. Dans ce chaos, la violence, omniprésente, y possède sa couleur, le gris. Le gris de la tristesse, de la poussière, des décombres, de la mort, de la peur aussi. Un gris auquel les lavis appliqués et travaillés donnent toutes ces nuances. Ce choix chromatique relève parfaitement le graphisme si particulier de Nicolas Juncker. Son trait anguleux s'adapte idéalement aux corps émaciés et aux visages creusés de ses personnages. Leurs yeux et leurs regards voient leur expressivité amplifiée par la force du dessin. Loin de tomber dans le sensationnel ou le voyeurisme, l'artiste imagine une mise en page tout en pudeur dans laquelle les extraits des journaux intimes saisissent le lecteur. Une tension croissante, qui réserve tout de même quelques respirations bienvenues grâce à l'humanité de femmes aux caractères bien trempé et à la rage de vivre incroyable,
s'installe et croît tout au long des deux cents planches.

Par son thème, bien sûr, mais surtout par la force sa narration, Seules à Berlin prend aux tripes sans jamais relâcher son étreinte. Un récit marquant, que Nicolas Juncker raconte d'une main de maître pour démontrer, une nouvelle fois, tout son talent.

NdC :
*) D.R.K. pour Deutsches Rotes Kreuz, la Croix-Rouge allemande
**) N.K.V.D. pour Narodnyï Komissariat Vnoutrennykh Del, le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures

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Moyenne des chroniqueurs
8.2