Miles et Juliette

1949. Encore débutant, Miles Davis c’est déjà taillé une réputation de trompettiste d’exception dans le milieu du jazz. Au seuil d’une carrière phénoménale, il hésite encore sur la meilleure manière d’exploiter toute l’étendue de son talent. S’associer avec un grand nom comme Duke Ellington qui le réclame ? Peaufiner ses partitions et entrer en studio ? Finalement, il préfère répondre à l’invitation de son ami Kenny Clarke et s’envole pour Paris le temps d’un festival. Sur place, le choc culturel est énorme, incalculable. Respecté et accepté malgré sa couleur de peau, il est emporté par la folie qui règne sur Saint-Germain-des-Prés. Sans oublier le plus important, il croise Juliette Gréco : sa vie et ses compositions en seront marquées à jamais.

Histoire de la musique et histoire tout court, plus un formidable double portrait à peine romancé, Salva Rubio (Monet) réalise un carton plein avec Miles et Juliette. Précis et détaillé, il met en scène l’effervescence créative new-yorkaise qui, en quelques années seulement, va métamorphoser le jazz pour l’éternité. Il dépeint également l’agitation existentielle qui animait les caves de la Capitale et offre une rencontre mythique entre deux créateurs majeurs. Cela fait beaucoup de choses à raconter. Heureusement, miraculeusement presque, le scénariste arrive à tout « caser » et même plus. Il y a Miles et sa muse de quelques jours évidemment, mais aussi toute une distribution de guest-stars. Bird, Dizzie, Roach, Clarke, Blakey, etc. dans le camp des musiciens et, parmi tant d’autres, Boris Vian, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus, Alberto Giacometti pour ceux qui hantent la rive gauche. La narration pioche ici et là des faits avérés, brode autour de quelques racontars trop beaux pour ne pas être rapportés, mais, comme tout bon solo qui se respecte, ne perd jamais le la et le rythme. De plus, outre les ébats des tourtereaux, Rubio arrive à glisser une belle leçon de féminisme, une réflexion sur l’impérative nécessité créatrice des artistes et un regard sombre sur la drogue et ses ravages. Puis, si ça ne suffisait pas encore, une excellente sélection comportant pas moins de soixante-quatre standards (un par page) est proposée en annexe afin que l’immersion soit vraiment totale.

Restait le problème de retranscrire cet impressionnant matériel. Sagar (Intisar en exil ) a pris sa mission à bras-le-corps et offre une plongée chez les oiseaux de nuit. En effet, comme il faut s’y attendre, l’immense majorité de l’action se passe une fois le soleil couché, dans des clubs enfumés et des ruelles désertées. La gestion de la lumière ou plutôt de son absence s’avère impeccable et ne nuit en rien à la lisibilité. Également remarquable, la mise en page se montre à la hauteur grâce à son intelligence et à son inventivité. Les nombreuses variations du découpage permettent de faire passer une multitude d’informations tout en maintenant la tension et l’énergie des échanges. Il y a des moments de bravoure s’étalant sur des doubles planches regorgeant de détails, du moule à gaufre classique ou décalé (les longs coups de téléphone de Miles sont hilarants, par exemple) et de multiples transitions parfois surprenantes et toujours maîtrisées. Le dessinateur a parfaitement compris le ton du récit et son approche généreuse amène l'album vers des sommets.

Excellente recréation d'un coup de foudre aussi légendaire que mystérieux, Miles et Juliette est une lecture prenante qui devrait séduire bien au-delà des simples cercles des amateurs de Bebop et de chansons réalistes.

Moyenne des chroniqueurs
8.0