Le chemisier

Étudiante en Lettres, Séverine mène une existence sans histoire, à un point tel que son petit ami, toujours entre deux écrans, ne la voit plus, que ses parents la considèrent encore comme une petite fille et que ses professeurs la méprisent. Pour arrondir les fins de mois, elle fait du baby-sitting. Un soir, la petite Éva régurgite son repas sur Séverine. Contrainte de se changer, le papa lui prête un chemisier appartenant à son épouse. Ce vêtement révèle à la jeune femme son corps, son pouvoir de séduction et une assurance inédite. Peu à peu son rapport aux autres va changer, sa libido se décomplexer et sa vie lui filer entre les doigts.

Bastien Vivès (Lastman, Polina) livre avec Le Chemisier un roman graphique audacieux. Adoptant un point de vue intimiste, il met en place un personnage caractérisé par la normalité (un quotidien sans aspérité, risque ou improvisation) qui glisse vers l’audace, la rébellion et, pour finir, la perte de contrôle. Séverine est aussi quelqu’un qui, au-delà de la transparence ressentie, même au milieu de ses intimes, ira provoquer le monde, fera exploser les carcans psychosociaux et redéfinira son mode de socialisation.

L’auteur doit beaucoup au cinéma. Sa narration, son cadrage et son découpage en utilisent les techniques (rôle du hors-champs, traitement du mouvement, construction des protagonistes). Il reconnaît être nourri de Sautet, Pialat, Melville ou Rohmer. Les codes esthétiques et narratifs de la Nouvelle Vague s’expriment d’ailleurs ici. Tous les éléments apparaissant dans l’histoire ne sont pas nécessairement exploités jusqu’au bout et peuvent être abandonnés brutalement. Des situations sont laissées à l’appréciation du lecteur. La fin est ouverte. Les dialogues rappellent, quant à eux, autant le cinéma français novateur du début des années 60 que le Nouveau Roman et son principe fondateur de déconstruction artistique.

Il se dégage un charme indéniable de cette Séverine prise dans un ouragan personnel et d’un dessin en noir et blanc, dépouillé, suggestif et élégant. L’album demande de ne pas être plus cartésien que nécessaire, d’avoir l’esprit ouvert et d’accepter l’esquisse et l’inachevé, voire une forme de spontanéité. Il offre la vision d’un quotidien qui ne demande qu’à basculer, s’émanciper et prendre un relief qui lui fait défaut. Parabole, fantaisie, portrait, critique sociale, Le Chemisier est tout cela à la fois. L’habit ne fait pas le moine, dit-on. Bastien Vivès semble bien suggérer le contraire.

Moyenne des chroniqueurs
6.3