Ballade pour un bébé robot

D ans un futur lointain, sur la planète HIX 719563c, les androïdes ont pour mandat d’exploiter les données scientifiques que leurs maîtres leur ont confiées. Dans cette société autocratique, il est interdit d’évoquer ou même de penser à l’histoire et à la culture de la mère patrie, un peu comme si le destin des colons était d’éviter de répéter les erreurs causées par les émotions et la déraison. Les enquêteurs North 2 et Quang 1 veillent au grain. Lorsqu’ils entendent la Ballade pour un bébé robot, composée par Mama Béa Tekielski, une chanteuse du XXe siècle, ils croient avoir trouvé la preuve qu’un groupe de rebelles fomente un soulèvement. Contrairement à ce que préconise la doctrine, les dissidents sont convaincus qu’ils ne pourront remplir leur mission sans comprendre l’héritage culturel des Terriens.

Le scénario de Cédric Villani se montre ambitieux. Le conteur marche dans les traces de quelques audacieux écrivains qui ont poursuivi cette chimère qu’est la totalisation des savoirs : Gustave Flaubert (Bouvard et Pécuchet), Georges Perec (La vie mode d’emploi) et pourquoi pas Jens Harder (Alpha, Beta). Le récit s’accroche aux investigations des deux limiers qui sont de plus en plus gagnés par le doute. Au hasard de leur enquête, ils croisent une science solide et rassurante. Qui remettrait en question la loi de Gauss ou la lemniscate de Bernouilli ? Ils se confrontent par ailleurs à des considérations sur les révolutions française, américaine et soviétique, les arts, la philosophie… puis il y a cette vieille chanson, tel un leitmotiv envahissant et déstabilisant. En filigrane de cette narration transparaît une réflexion critique sur l’humanité, ce qu’elle est et ce qu’elle fait.

Le lecteur soupçonne qu’Edmond Baudoin a lui aussi la velléité de totaliser la connaissance. L’artiste convoque tour à tour un trait simple et élégant, des compositions chargées et hétéroclites, les enluminures du Moyen-Âge (avec des équations tout autour de la planche), les arts primitifs, la gravure et les calligrammes. Il pastiche, entre autres, les œuvres d’Eugène Delacroix (La liberté guidant le peuple), Michel-Ange (La création d’Adam) et La petite fille de la photo (jeune vietnamienne nue brûlée par le napalm). Les illustrations sont riches et chacune des vignettes doit être scrutée avec soin pour découvrir Georges Brassens, Adolf Hitler, Alan Turing et plusieurs autres, ou pour savoir ce qui arrivera au jeune boxeur, lequel se fera finalement consoler, assis sur le cadre d’une case. Pour tout dire, chaque page demeure unique, chacune abrite un univers qui fourmille de détails, de créativité et d’ingéniosité. Le dessin fait corps avec le texte et le texte fait corps avec le dessin. Bref, l’auteur du Portrait est, une fois de plus, au sommet de son (neuvième) art.

L’ensemble est très didactique et commande un réel investissement. Mais qu’est-ce qu’on se régale. Un livre à relire deux, trois et pourquoi pas quatre fois, et au moins à une occasion sans tenir compte des mots, juste pour les images.

Moyenne des chroniqueurs
8.0