L'atelier des gueules cassées

C 'est quand enfant elle vit le visage cassé de sa poupée de porcelaine qu'Anna pressentit le pouvoir de la matière.
À la mobilisation en 1914 de son mari membre de la Croix-Rouge, elle éprouva la menace de la guerre.
Pour être au plus près des blessés, elle se fit infirmière.
Au contact des atrocités, elle comprit à quel point ils avaient souffert.
Après sa rencontre avec un sculpteur anglais, elle décida de réparer les âmes et les chairs... à sa manière.

D'origine américaine, Anna Coleman Ladd est une des rares femmes a avoir reçu l'enseignement de Rodin. Pendant deux ans, elle tint le «Studio for Portrait Mask» à Paris, un endroit dédié à la fabrication de prothèses faciales pour les soldats mutilés à la suite du premier conflit mondial.

Sybille Titeux de la Croix met en scène un pan de la vie de cette artiste en l'imaginant dans sa relation fictive avec deux combattants, le sergent Antonin De Mussan et Félix Bontarel. Le récit alterne les trois voix, chacune avec son phrasé propre. Rappelant par certains aspects l'excellent Au revoir là-haut, le côté romanesque de l'intrigue donne corps au sujet et lui accorde une profondeur émotionnelle et un petit éclat de suspense palpitant, dépassant le simple cadre de la biographie. Le témoignage des hommes et l'incursion dans leurs pensées font vivre la réalité du traumatisme et ses conséquences pour le retour au quotidien. En cela, la narration met parfaitement en évidence l'importance du regard des autres pour pouvoir supporter le sien et réciproquement. Plus que reconstituer le faciès à partir d'un matériau et restaurer l'esthétique, Anna apportât un apaisement de l'esprit et une dignité nouvelle. La qualité et la justesse de ton du texte expriment une sensibilité sans pathos qui sonne de façon authentique et sincère.

Ayant déjà collaboré avec l'auteure sur Muhammad Ali et Desperados housewives , Amazing Ameziane exploite à nouveau le champ des techniques graphiques (ombres chinoises, insertion de photos et de cartes postale, clin d'œil à Winsor mac Cay) sans s'éparpiller, mais en restant sobre et cohérent, comme sur Fissa, papa. Il met ainsi son travail au service de l'ouvrage et non pas l'inverse.

Un très bel hommage à une héroïne d'un autre genre qui s'est attelée à la fois à réparer les peaux cassées et les psychés ravagées.

Moyenne des chroniqueurs
7.0