Giant 2. Giant 2/2

N ew York, 1932. Jack Jordan, dit « Giant », au regard de sa corpulence, vient d’être passé à tabac par la pègre italienne. Il est secouru par ses collègues qui, comme lui, travaillent à la construction du Rockefeller Center. Pendant ce temps, Mary Ann Murphy débarque avec ses trois enfants à Ellis Island, la porte du Nouveau Monde, avec son service de l’immigration et ses mises en quarantaine. La jeune mère pense retrouver Ryan, son mari, qui a quitté l’Irlande quelques années plus tôt. Mais il a été enterré au cimetière Calvary, dans le Queens, des mois auparavant. Jordan était chargé d’informer l’épouse. Il n’a pas pu s’y résoudre et a commencé une correspondance avec la veuve, laissant croire qu'il est le défunt. La vérité va éclater, avec son lot de surprises et de douleurs.

Avec ce dernier tome, Mikaël, illustrateur de livres pour enfants et dessinateur de Promise, reprend ses personnages là où il les avait laissés dans le précédent : le ténébreux Giant, colosse qui assemble les poutrelles métalliques avec une virtuosité inégalée, Dan, le pote bavard et enjoué, Betty « la Diva », qui cherche un bon parti, Robert Bishop, le gratte-papier alcoolique, et Dorothea MacPhail, la photographe ambitieuse. Gravitant autour du gratte-ciel en chantier, symbole d’une Amérique en pleine expansion, ils portent en eux les stigmates de ceux qui ont laissé leur sol natal, ne sachant plus trop pour quelles raisons (la guerre fratricide, la faim, la pauvreté). Ils sont aussi des ouvriers qui prennent de plein fouet la Grande Dépression. Les destins individuels s’entrechoquent, les blessures ne se referment pas. Les anonymes qui bâtissent le mythe américain sont confrontés à leurs passés, leurs peurs, leurs lâchetés. Franchir un océan n’est pas suffisant pour cicatriser, un mensonge est toujours une menace et les rires ne gomment la misère que le temps de leurs éclats.

Mikaël réalise avec Giant, une œuvre forte, qui s’apprécie à tous les niveaux. L’intrigue, admirable de sens et d’humanité, intéresse et émeut. La narration, qui intègre les échanges épistolaires ainsi que les propos radiophoniques de Walter Winchell, l’animateur de WJZ, varie les points de vue, donnant une profondeur à l’ensemble. Les dialogues, dosés au plus près du nécessaire, en contrepoint de l’image, distillent humour, gravité ou réflexion. Enfin, le dessin, nimbé d’une sépia opportune, fait exploser toute la sensibilité de l’artiste. Il oscille entre réalisme et expressionnisme et, en osant plusieurs planches totalement muettes, se suffit à lui-même. Au-delà de ses fonctions narratives, il est aussi le support d’une poésie urbaine unique, celle de la Big Apple. Tout en verticalité, cette esthétique se rapproche des nuages et des rêves célestes, mais retombe régulièrement dans les arrière-cours poisseuses et la contingence de la condition humaine.

Giant ne peut pas déplaire. L’intelligence côtoie le sensible ; le collectif s’affine en individualités. On y voit l’homme se heurter à lui-même et à son environnement, et comprendre que le lieu importe peu. La règle du jeu consiste à s’arranger avec soi-même et les autres en permanence, dans un équilibre à réorganiser chaque jour. C’est grâce à des œuvres de ce calibre que la bande dessinée doit être considérée comme un art majeur.

Moyenne des chroniqueurs
7.5