Le chenal

I l est de retour dans ce coin particulier de la jetée, un monde à part entière où le temps serait suspendu et où les souvenirs afflueraient par vagues, comme le cycle des marées. Le marin, en symbiose totale avec la mer, sent le vent caresser ses cheveux et les embruns humidifier sa peau. Il contemple le soleil qui saigne dans le couchant. Dans son champ de vision, brisant la ligne d'horizon, l'épave demeure, comme un vestige de son enfance qui, au crépuscule de sa vie, se rappelle à sa mémoire. Ce naufrage mystérieux a toujours tu ses origines, sauf pour lui, spectateur d'un soir. L'histoire de ce bateau et de son matelot rejoint la sienne. Ecoutez-là donc.

À la manière de ses précédents ouvrages, Et si nous devions tomber, Acéré comme la Dent du serpent et La vibration du monde, Thierry Boulanger reprend sa méthode très personnelle de narration : un monologue unique, sorte de confession pour toi, lecteur, interlocuteur privilégié. Le discours mêle réminiscences, réflexions, légendes et anecdotes d'un vieil homme affaibli de retour sur les lieux de sa naissance, chargé d'émotions et de nostalgie. Il se remémore la lutte d'un pécheur contre un mal implacable, le cancer. L'alternance de lyrisme et de franc-parler engendre une prose qui, même décousue, tient en haleine de bout en bout. La construction est déroutante. Le dessin illustre un scénario différent, bien qu'étroitement lié aux paroles retranscrites. La fin de vie comme le bout du chenal, endroit presque mystique : une vision sous forme d'affrontement, d'invasion de monstres d'allure préhistorique surprend et s'avère au final tout à fait pertinente et parlante. Ce procédé évite ainsi tout pathos et misérabilisme. Voici donc un album atypique étonnant, à la fois simple et complexe, tant sur le fond que sur la forme, mais indubitablement d'une profonde richesse.

Le dessin ultra-réaliste met en scène un crépuscule sans fin, servi par la bichromie brun-bleue d'Olivier Romac. Le littoral charentais se dévoile avec ses petites maisons, ses habitants aux visages burinés et ses nombreux oiseaux, comme autant d'instantanés mâtinés de fantastique lors de l'apparition des créatures d'un autre âge. Une certaine langueur monotone se dégage, nécessaire vis-à-vis du sujet et qui laisse toute la place à la puissance du phrasé.

Tel une plage qui se découvre progressivement lorsque la mer avance et recule vers son antre, Le chenal livre son sens à la première, puis la deuxième et pourquoi pas, la troisième lecture. Cette ballade d'un condamné, un long poème imagé, propose une réflexion extrêmement audacieuse et originale sur la maladie et l'attitude face aux jours qui fuient et l'imminence de la mort. Un texte superbe qui ne peut laisser indifférent.

Moyenne des chroniqueurs
7.0