Aquarica 1. Roodhaven

R oodhaven, côte est des États-Unis, 1930. Avec l’arrêt de la pêche baleinière, la petite bourgade meurt peu à peu. Les locaux, tous anciens marins, noient leurs souvenirs dans le mauvais whisky en attendant des jours meilleurs. Chaque soir, réminiscences de campagnes mémorables et de naufrages catastrophiques animent vie de la grande salle de la taverne. Cette routine nostalgique est bouleversée le jour où un étrange crustacé géant s’échoue sur la plage. Les légendes et racontars prennent vie sur la grève ! Les suppositions vont bon train et un spécialiste de la ville arrive sur place pour constater la situation. C’est là que les choses commencent à se compliquer : la bête est encore vivante et porte en son sein une messagère venue du grand large...

Même s’ils ont développé des univers très différents tout au long de leurs carrières respectives, Benoît Sokal et François Schuiten ne se sont jamais perdus de vue depuis leurs études conjointes à l'école Saint-Luc de Bruxelles. Dans Aquarica, ils proposent un imposant récit maritime flirtant avec le fantastique. Le scénario, en apparence très simple, est nourri aux classiques du genre (Moby Dick, le mythe de Jonas, etc.) auxquels les auteurs ont insufflé un sous-texte écologique tout contemporain. Encore embryonnaire à ce stade, l’intrigue reste riche en zones d’ombre et ce sont bien les personnages qui concentrent toutes les attentions. Le passé incroyable de l’héroïne, les motivations revanchardes et somme toute compréhensibles de Baltimore et son équipage, le candide Greyford et, globalement, tous les autres habitants du port sont décrits avec force de précisions. Très bien construite, cette longue introduction s’étire tout au long de soixante-dix pages denses et exige maintenant une suite à la hauteur des soins apportés à ces prémices détaillés.

Logiquement plus dans la veine de Kraa que de Canardo, les dessins et la mise en couleurs somptueuse de Sokal en imposent. Face aux hommes, la mer, cette inconnue, est constamment menaçante. Les visages sont mangés par le sel des embruns, les articulations rongées par l’humidité et les esprits aveuglés par l’immensité de l’horizon. Seuls la faune, les dauphins et les goélands savent se jouer des éléments pour glisser et planer entre les lames assassines. Peut-être trop caricatural par moments, le trait s’avère néanmoins extrêmement affûté et permet à l’artiste de créer une atmosphère digne des grandes heures de la littérature navale.

Puissant comme la tempête et profondément humain à la fois, Roodhaven ne bouleverse pas les codes et s’inscrit dans la lignée des œuvres de Riff Reb's (À bord de l'Étoile Matutine, Le loup des Mers et Hommes à la mer) : de remarquables hommages à l’Océan et à son fragile équilibre dont nous dépendons tous.

Moyenne des chroniqueurs
7.0