C'est la jungle C'est la jungle !

G énial créateur de MAD, précurseur de la BD underground et maître incontesté de l’humour parodique, Harvey Kurtzman (1924 – 1993) n’a pas joui de la reconnaissance publique que son immense contribution au Neuvième Art aurait dû lui procurer, il a néanmoins marqué son époque et son domaine d'expression. À défaut de séduire les foules, Robert Crumb, Art Spiegelman, Cavanna, Gotlib, Robert Shelton et même Terry Gilliam citent unanimement ce grand ami de René Goscinny comme une influence majeure. Au centre d’une œuvre éparpillée dans une myriade de magazines plus ou moins éphémères, trône C’est la jungle !, un étrange volume composé de quatre histoires distinctes. Publié originellement en 1959 sous la forme d’un livre de poche mal imprimé sur du papier de dernière catégorie, l’ouvrage fut un échec commercial, mais frappa les esprits. Kurtzman proposait de faire rire différemment en s’attaquant frontalement au rêve américain.

Deux parodies de séries télévisées entremêlés de racontars biographiques, avec ce sommaire dépareillé, C’est la jungle ! étonne dès le départ. Évidemment, une partie des références est peut-être devenue obscure pour le lecteur du XXIe siècle. En revanche, le rythme, l'intelligence de l'écriture et, surtout, les incessantes trouvailles scénaristiques et graphiques n’ont pas pris une seule ride.

Le polar Thélonius Violence est mené tambour battant grâce à des onomatopées jazzy frénétiques, tandis que Frénésie sur la prairie, un western, plonge dans l’absurde avec une inimaginable série de duels au coucher du soleil. Entre deux gags, ces fables démontent méticuleusement les stéréotypes des divertissements télévisés. De plus, l’auteur s'amuse à dénoncer, comme ça en passant, sans avoir l’air, le sexisme et le racisme consensuels communs aux USA à cette période. Derrière l’énormité des situations se cachent une multitude de dénonciations à peine voilées des tares de la société : la vraie nature de l’entreprise se situe dans la crème des tartes.

Changement de décors avec Le cadre supérieur au complet en flanelle grise, histoire pour laquelle le scénariste a puisé dans son expérience personnelle. Il y présente sans gants la face cachée des maisons d’édition. Il dépeint un monde violent où tout est permis pour le profit et où il ne vaut mieux pas être une femme. Ce récit pourrait dater d’aujourd’hui tant les observations résonnent avec les dernières actualités. Finalement, Décadence dégénérée (notez au passage l'ironie de ces titres tout en nuances) dresse un sombre portrait de la mentalité des habitants d’une petite ville du sud des États-Unis. Kurtzman, l’intellectuel new-yorkais, se rappelle ici son séjour au Texas dans les rangs de l’armée. Il n’a eu qu’à se baisser pour recueillir des anecdotes relatant la bêtise et la xénophobie ambiante. Le ton se fait plus noir, mais pas moins hilarant.

Signe d’une œuvre essentielle, outre son importance historique, ce véritable pamphlet a conservé, malgré les années, sa fraîcheur comme sa force d'évocation. Il y a eu un avant et un après Kurtzman, C’est la jungle ! en est la parfaite illustration.

Moyenne des chroniqueurs
9.5