1629... ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta 1. L'Apothicaire du diable - Première…

N ommé subrécargue du Jakarta par les directeurs de la V.O.C.*, Francisco Velseart va devoir composer avec le Capitaine Arian Jakob - aussi bon skipper que porté sur la bouteille - et le jeune Jéronimus Cornélius - apothicaire de son état - dont ce sera le premier voyage. Ambitieux, ce dernier compte bien profiter de sa place de second dans cette expédition pour changer de vie et mettre la main sur la cargaison de leur bateau. Mais entre les trois cents marins plus ou moins fréquentables, la météo capricieuse et les invités, dont une certaine Lucrétia Hans, il va devoir déployer tous ses talents pour parvenir à ses fins.

Que ce soit en roman avec L'archipel des hérétiques (de Mike Dash) et Les naufragés du Batavia (de Simon Leys), ou en bande dessinée avec l'excellent Jeronimus de Christophe Dabitch et Jean-Denis Pendanx (chez Futuropolis), depuis longtemps déjà, la tragédie du Batavia fascine les auteurs et aiguise leur imaginaire. Cette fois, ce sont Xavier Dorison (scénario), Thimothée Montaigne (dessins) et Clara Tessier (couleurs) qui se lancent dans l'aventure. Pour l'occasion, les auteurs (et leur éditeur) ont mis les petits plats dans les grands ; format XL, épais papier glacé, signet, couverture texturée à dorures lisses et vernis sélectif. Cette couverture d'ailleurs est à elle seule un pari. Alors que la plupart des récits maritimes optent pour une illustration (souvent démonstrative) de bateau en mer, le dessinateur choisit de casser les codes et rend hommage aux livres de la collection Hetzel. Si, évidemment, le prix se met au diapason du "contenant", qu'en est-il du contenu ?

Dès les pages liminaires, le ton est donné ; la préface du scénariste, le plan de coupe du navire, la carte du périple mais surtout les pages de chapitre invitent les lecteurs au voyage. Pour ces dernières aussi, avec leurs titres et les illustrations en noir et blanc tendance gravures, la référence aux écrits de Jules Verne ne fait aucun doute. Pour habiller l'histoire imaginée par son compère Xavier Dorison, le dessinateur sort le grand jeu. Les deux (superbes) doubles pages qu'il propose pour débuter le récit sont accompagnées d'une voix off au propos qui donne le ton. Si le contraste de cette entrée en matière est saisissant, la suite ne l'est pas moins ; style réaliste, trait précis et encrage qui fait la part belle aux mouvements. À l'occasion de sa première véritable création d'univers, Timothée Montaigne, en plus d'imaginer des trognes plus vraies que nature, livre des cases impressionnantes de détails que ce soit sur les décors, les bateaux ou les personnages. Son découpage, varié et souvent inventif donne du rythme à l'ensemble tout en accentuant les situations, les rebondissements. Il se sert également des cadrages pour mettre en exergue un instant, avec un gros plan sur un regard, un visage. Grâce au travail de Clara Tessier à la colorisation, les ambiances marquent et chaque séquence possède son atmosphère. Pour ses premiers pas dans le neuvième Art, l'illustratrice fait sensation. Également aquarelliste, la talentueuse artiste troque ses pinceaux pour une mise en couleurs numérique qui n'a pas à rougir de ce qu'elle propose en peinture. Sa gestion de la lumière et des ombres notamment accompagne à merveille les planches du dessinateur, leur donnant du relief et de la profondeur. Le duo offre ainsi des pleines pages et des doubles planches qui font leur effet et parviennent facilement à donner corps aux éléments.

Avec un tel graphisme, l'histoire choisie par Xavier Dorison passerait presque au second plan. Le scénariste ne cède pas pourtant à la facilité. En partant de faits réels hallucinants, qu'il romance quelque peu pour mieux servir son intrigue, il construit un récit maritime autour de trois personnages principaux. L'apothicaire ruiné qui fuit Amsterdam avec l'idée de voler la V.O.C, la bourgeoise endeuillée qui obéit à l'injection de son époux et le marin anonyme qui lui sert autant de guide que de protecteur. Avec ce trio, et des nombreux seconds rôles hauts en couleurs, le scénariste dévoile déjà le thème central de ce premier acte : la soumission et la manière de l'accepter ou de s'en émanciper. Qu'elle soit la conséquence du poids de la société, pour Cornélius ou Lucrétia, ou des circonstances, pour Hayes, leur situation lest subie et chacun y réagira de manière différente. Sur ce navire long de cinquante mètres, les privilégiés côtoient la pire vermine avec entre les deux camps, une montagne d'or et de bijoux. Pourtan, les moins nombreux font régner l'ordre et la moindre incartade est rapidement et spectaculairement sanctionnée sans aucune opposition. C'est sur ce terreau que le projet de Jeronimus prendra forme. Un empoisonnement, une mutinerie puis un naufrage, les évènements s'enchaînent et l'équipage comme les passagers voient leurs nerfs comme leurs corps soumis à rude épreuve. Le fragile équilibre qui permet au représentant de la compagnie hollandaise d'imposer à tous sa volonté se verra rompu. L'histoire se meut alors en huis clos psychologique prenant et stressant digne des meilleurs thrillers.

Avec L'Apothicaire du diable, Clara Tessier, Xavier Dorison et Thimothée Montaigne posent les bases d'un grand spectacle. Si le seconde volet est à la hauteur des promesses, ils feront de leur 1629... ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta un incontournable des récits de maritimes en bande dessinée au même titre que Long John Silver, Le Loup des mers ou... Jeronimus.

* V.O.C. pour Verenigde Oostindische Compagnie, Compagnie néerlandaise des Indes orientales en français. Elle détient le monopole du commerce avec l'Asie (et notamment Batavia/Jakarta) et les épices notamment font sa richesse.Très puissante, elle dicte même sa loi aux marins et impose, à chaque voyage, la présence d'un de ses représentants, garant de son autorité et au-dessus du capitaine, le subrécargue.
Elle est régulièrement considérée comme la première entreprise capitaliste.

Moyenne des chroniqueurs
8.0