Les ouïghours, un peuple qui refuse de mourir Les Ouïghours, un peuple qui refuse…

L e nom de ce peuple a fait le tour des JT et des Unes à l'échelle planétaire, avant d'être relégué au troisième plan par de nouvelles horreurs de l'actualité. Malgré un récent rapport de l'ONU qualifiant de génocide l'action du gouvernement de Beijing , le sort des Ouïghours ne semble plus intéresser l'opinion publique internationale. Pourtant, depuis le milieu des années 1990, un journaliste français, Éric Darbré, a tenté de mieux faire connaître cette minorité. Avec cet album, il poursuit ce noble objectif tout en livrant un regard critique sur le fonctionnement des sphères médiatiques.

Le point de départ est une rencontre avec une jeune fille dans la rue qui porte une coiffe de ce peuple. Le récit se met alors en pause avant de remonter le temps, comme une VHS, pour arriver en 1996. À cette date, Eric est un pigiste débutant qui va rencontrer, par hasard, deux leaders politiques ouïghours, dont Dolkun Isa. D'ailleurs, c'est le seul nom de responsable qui est authentique dans cette bande dessinée. Le choix a été fait de changer un maximum de patronymes afin d'éviter de possibles représailles et autres arrestations diligentées par la République Populaire de Chine. L'album suit une trame chronologique où s'entrecroisent la vie professionnelle du journaliste et celle des réseaux ouïghours en Chine et à l'étranger.

Cette articulation rend la lecture passionnante et haletante ,et, ainsi les nombreuses informations sont savamment distillées au fur et à mesure des planches. Voici la grande force de cet ouvrage : réussir à donner le plus de connaissances possibles sur l'histoire de ce peuple et sur son sort depuis 1996. Il se clôt en juin 2021sur la décision du tribunal d'opinion de Londres qui qualifie de "génocide" la politique de rééducation menée dans cette région du Xinjiang. Entre temps, les lecteurs découvriront les points d'origines de cette extermination et son déroulement, la manière dont Beijing instrumentalise le terrorisme islamique pour justifier sa répression, les liens entre la technique de colonisation par des Han et ceux avec le puissant groupe industriel Chalkis.

Toutefois, le scénariste évite tout manichéisme afin de livrer un exposé le plus honnête possible de la situation. C'est pourquoi, les dérives sanguinaires de certaines mouvances ouïghours sont aussi traitées et expliquées. Ceci constitue le second intérêt de cet album : une envie de coller au plus près de la vérité des protagonistes afin de livrer tous les points de vues. Enfin, le discours sur le fonctionnement des médias est le troisième point fort de ce titre. L'auteur n'est pas tendre, mais il ne crache pas dans la soupe non plus. Il montre comment il est difficile de convaincre des rédactions de publier un sujet peu glamour. Pour ce faire, Éric Darbré passe par l'anecdote, comme celle de la cérémonie des lauriers de la TV en février 2015. Son documentaire n'est pas récompensé mais la sélection lui donne de la visibilité. De ce fait, la directrice de la télévision publique qui l'a financé, reproche au journaliste d'avoir trop bien fait son travail et avoue qu'elle a peur d'être convoquée à l'ambassade de Chine dès le lendemain. En plus de ce genre de moments, le scénariste montre comment l'opinion public est sensibilisée (ou non) à une information, et de ce fait, comment celle-ci peut disparaitre pour revenir des années plus tard.

Ce récit est mis en image par Eliot Franques. Son style de bande dessinée de journalisme colle parfaitement au scénario. Il arrive à trouver des idées originales pour casser le rythme et permettre quelques respirations dans la lecture. Ainsi, quand Eric ou l'un de ses interlocuteurs se lancent dans une explication historique, le style change. Le dessinateur opte pour des doubles pages sans gaufrier et son dessin tend vers une certaines abstraction rappelant la peinture. Il parvient aussi à mettre en image l'horreur et le drame psychologique. C'est le cas quand il met en image un témoin qui raconte les mois passés dans un centre de rééducation. Là, la planche est divisée en plusieurs cases identiques représentant le témoin. Progressivement, au fur et à mesure qu'il se souvient, il perd pied avec la réalité et s’efface, disparaissant de la planche. Le jeu de couleur est parfait, collant avec les différentes ambiances présentes.

Un récit exhaustif et documenté servi par un dessin qui le rend accessible et puissant ! Cette bande dessinée est d'utilité public et mériterait de figurer dans la bibliographie officielle de l'Éducation nationale.

Moyenne des chroniqueurs
7.5