Un autre dessin du monde

A u XIIème siècle, la Sicile s'est imposée comme un carrefour commercial et culturel. Sous l'autorité du roi Roger II, Palerme est une ville grouillante où se côtoient pacifiquement chrétiens et musulmans. Le souverain est un homme curieux et avide de connaissance. Il commande donc à Al Idrisi la rédaction d'un traité de géographie accompagné d'un planisphère qui dresse un état des lieux du monde connu. Intitulé Livre de divertissement pour celui qui désire parcourir le monde, ou Livre de Roger, le résultat demandera quinze années d'efforts. En effet, le géographe ne se contente pas de compiler des sources existantes. Il dépêche de nombreux enquêteurs pour récolter des témoignages de première main. L'équipe constituée est composée d'agents de différentes origines, tous unis dans un même désir de connaissance.

L'idée générale derrière ce projet relève d'une vision universaliste du monde. Ce dernier est vu comme un tout, et non comme un assemblage de peuples et de contrées antagonistes. La vision qui domine est mondialiste, et non nationaliste. Dessiner le monde revient à rappeler qu'il est continu et qu'il ne se soucie pas des antagonismes humains. Malheureusement, cette approche utopique se heurte à la dure réalité des faits. Les Croisades attisent la haine entre les communautés. Les rivalités entre peuples entraînent violence et injustice. Les systèmes sociaux entretiennent discrimination et maltraitance. Les rumeurs et légendes entretiennent méfiance et rejet de l'autre.

Dans cette fresque humaniste et tragique, Yann Madé ancre son récit, en grande partie véridique, dans le Moyen Âge. Il n'oublie pas pour autant que les mentalités n'ont guère changé. Il oppose la tolérance du géographe et de ses nombreux assistants à l'obscurantisme des structures qui régissent la société de l'époque, qu'elles soient religieuses, féodales ou autre. L'un des personnages cite d'ailleurs un philosophe musulman, Aboul-Ala Al Maari, pour qui la terre se divise entre ceux qui ont un cerveau et ceux qui ont une religion. Sans doute est-ce en partie ce qui l'a poussé à multiplier les références anachroniques à la culture populaire, comme la présence d'un novice du nom de William de Baskerville, un chevalier Aymar, un moine venant de Kingsbridge ou un marin nommé Corto. En plus de l'aspect ludique, cela renforce l'intemporalité du propos.

La mise en lumière de ce fait historique peu connu est clairement une belle idée. L'intrigue se suit avec curiosité et intérêt, malgré une relative difficulté à imprimer un véritable rythme au récit. Le propos se double aussi d'une ode à la puissance évocatrice de l'image, quelle que soit sa nature. Le dessin y représente un souffle de liberté, quitte à être perçu comme dangereux ou blasphématoire. Bel objet, superbe couverture, sujet intrigant mais une légère déception au final, à cause d'un relatif manque de souffle.

Moyenne des chroniqueurs
7.0