Celle qui parle

P erchées dans des arbres, des femmes attendent. Elles guettent le départ des Mexicas venus pour prélever leur habituel tribut sur la récolte et capturer de futurs sacrifiés. Parmi les villageoises cachées, Malinalli ne se rappelle que trop bien le dernier passage de ces puissants voisins qui ont asservi Oluta et de leurs mots menaçants. Cependant, le danger va venir d’ailleurs. Une nuit, l’adolescente est enlevée, réduite en esclavage, puis vendue à un chef maya. Terrorisée, elle doit affronter un autre peuple et tenter de survivre, en commençant par apprendre l’idiome de ses nouveaux maîtres. Huit ans plus tard, les capacités de la jeune fille l’aideront à affronter un danger surgi d’au-delà des mers : des hommes blancs carapaçonnés de métal et s’exprimant dans un langage inconnu : l’espagnol.

Elle parle. Elle… Malinalli. Ou Malintzin, Malinche, Marina, selon les langues des peuples qu’elle a côtoyés, à l’aube du XVIe siècle. Figure de la conquête du Mexique, elle a officié comme interprète et joué un rôle essentiel dans la rencontre de deux mondes qui s’ignoraient auparavant. Alors que Gonzalo Suárez et Pablo Auladell en ont livré une approche aussi intense qu’onirique dans Le Rêve de Malinche, paru il y a quelques mois aux éditions de la Cerise, Bamboo vient d’éditer, dans sa collection Grand Angle, l’épais album qu’Alicia Jaraba Abellán (Les détectives du surnaturel, L’Onde Dolto) consacre à cette femme.

L’artiste ibérique s’attache aux pas de son héroïne, en adoptant ce qui aurait pu être son point de vue et ses motivations. Son récit débute par une scène située quelque part à l’orée d’une forêt luxuriante en 1519, pour ensuite repartir en arrière, en 1511, avant de dérouler les péripéties qui ont conduit Malinalli jusqu’à sa rencontre avec Hernán Cortés. Pour aborder cette histoire, l’autrice choisit d’axer son propos sur ce qui caractérise la principale protagoniste : ses connaissances linguistiques, du dialecte popoluca (sa langue maternelle) au castillan, en passant par le náhuatl et le chontal. Un savoir qui devient, en pratique, un véritable moyen de survie. Avec intelligence, l’autrice dévoile les apprentissages successifs de la jeune Amérindienne et son parcours semé d’obstacles et de doutes. Elle dépeint une personnalité à la fois attachante, imprégnée d’une forte volonté, mais aussi marquée par ce qu’elle vit ou subit dans un contexte historique et régional aussi riche que complexe. À ce sujet, Alicia Jaraba Abellán parvient à bien restituer tant la mainmise des Mexicas (les Aztèques), la crainte que ceux-ci suscitent, les relations inter-tribales que certaines pratiques culturelles et sociétales. L’arrivée des conquistadors espagnols et son impact sur les populations locales sont également mis en lumière judicieusement, ainsi que les premières récriminations autochtones contre celle qui a pu être vue comme une traîtresse.

Par ailleurs, la bande dessinée se pare d’accents féministes en soulignant les amitiés développées par Malinalli avec ses consœurs et en montrant sans fard les abus dont celles-ci sont les cibles. Il est dommage que cela vire à la leçon sur le consentement – surtout au regard de l’époque -, toutefois, l’intention reste honorable et d’actualité. Cela est d’autant plus vrai que l’autrice ne prétend pas faire œuvre d’historienne et s’octroie donc quelques libertés en intégrant des éléments fictifs et romancés. Le développement des interactions entre femmes donne, à cet égard, de la matière à l’intrigue qui s’en trouve renforcée. Le ton teinté d’humour apporte une large bouffée d’oxygène, en désamorçant la noirceur de certains passages tragiques.

Graphiquement, le style de la dessinatrice se démarque par un trait léger, semi-réaliste, qui croque visages, allures et expressions. Malgré le grand nombre de comédiens, tous sont typés de sorte à les reconnaître aisément, en accentuant l’un ou l’autre détail. Le découpage est soigné, dynamique et les cadrages offrent un panel varié. Quelques vignettes, généralement en longueur servent à planter le décor et l’ambiance. Les couleurs viennent agréablement soutenir l’ensemble. De plus, le challenge de représenter la fonction d’interprète a été pleinement relevé par l’artiste : la langue inconnue est un gribouillis absorbé au fil de l'apprentissage et la traduction qu'officie Malinalli se fait par le truchement de bulles superposées. Enfin, pour ne pas perdre le lecteur, chaque chapitre comporte une carte montrant précisément où se déroule l'action, ce qui permet de se faire une bonne idée des allers et venues de l'héroïne.

Doté d'un scénario maîtrisé et d'un dessin qualitatif, Celle qui parle se révèle une lecture des plus plaisantes, en offrant une vision pleine de vie de la fameuse Malinche.

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Moyenne des chroniqueurs
8.0