Pygmalion et la Vierge d'Ivoire

L e panthéon grec regorge de dieux dotés de pouvoirs immenses, mais dévorés de passions bien trop humaines. S'ils dépassent intrinsèquement la condition de simples mortels, ils restent pourtant tributaires des plus triviaux de leurs défauts : jalousie, mesquinerie, hypocrisie, envie, colère... Ils s'y abandonnent sans la moindre retenue. Appartenir à l'Olympe leur confère tous les droits et rien n'est jamais désintéressé pour eux. Si un de leurs caprices apporte un bienfait à une pauvre âme, ce n'est qu'une conséquence accidentelle d'un petit jeu égoïste entre divinités.

Les diverses mythologies fourmillent de récits sans cesse réinventés, modifiés, repensés... Des versions parfois contradictoires coexistent, comme autant de réinterprétations d'un récit originel depuis longtemps perdu. Les conteurs bénéficient d'un matériau incroyable, chargé de passions, de violence et d'excès, qui permet les folies les plus baroques comme les approches les plus intimistes.

Serge Letendre s'y est déjà attaqué avec bonheur à plusieurs reprises. Après La Gloire d'Héra et Tirésias, c'est cette fois à Pygmalion qu'il s'attelle, en se le réappropriant complètement. La légende connaît de nombreuses variations, gravitant autour de l'amour impossible d'un sculpteur pour sa création, Galatée, qui finit par émouvoir Aphrodite.

Dans cette relecture, les auteurs semblent vouloir mettre les femmes au centre du récit. Jusqu'à présent, le répulsion de l'artiste pour la gent féminine constituait un élément central de l'intrigue. Elle était en grande partie justifiée par la présence des Propétides, considérées jusqu'alors comme sorcières ou prostituées. Ces dernières sont désormais présentées comme des prêtresses forcées à la prostitution, présentant avant tout un miroir cruel aux mécanismes de la domination masculine et à l'hypocrisie de la société. Un autre personnage, Agapè, constitue un ajout fondamental. Son nom n'est pas anodin puisqu'il renvoie à la notion d'amour pur et de dévouement. Amoureuse éconduite, elle apporte une dimension essentielle à cette réinterprétation.

il n'existe pas de version canonique de l'histoire de Pygmalion et les mythes n'ont de sens que s'ils résonnent avec l'époque, non celle dont ils sont issus, mais celle où ils sont racontés. Ils reposent sur une sagesse supposée du passé pour apporter un éclairage différent à l'actuelle, que ce soit pour un but sociétal, patriotique ou moral. Cette Vierge d'ivoire introduit une lecture plus féministe, très en phase avec l'actualité. Il ne s'agit pas pour autant de faire passer un message militant au forceps, mais de rééquilibrer les rapports de forces. À l'origine, le héros ne pouvait trouver la compagne idéale qu'en la rêvant et avec l'aide des dieux, personne ne pouvant être digne de lui sur Terre. Un peu de dépoussiérage était nécessaire, quitte à faire tomber l'Homme de son piédestal.

Succédant à Christian Rossi, Frédéric Peynet continue une collaboration fructueuse avec le co-scénariste de La Quête de l'Oiseau du Temps, qui se poursuivra avec Astérios le Minotaure, d'ores et déjà annoncé pour ce prochain semestre. Son dessin juste et élégant sert une intrigue bien construite. Spectaculaire quand cela est nécessaire, il est aussi à l'aise dans les moments plus intimes. Cet album au classicisme assumé est parfaitement exécuté, modernisant intelligemment un récit ultra-connu.

Moyenne des chroniqueurs
7.0