Une révolte tunisienne. La légende de Chbayah

T unisie, le 2 janvier 1984. Les rues de Douz sont vides mais la tension est palpable. Protestant contre la hausse du prix des céréales, les villageois manifestent depuis plusieurs jours et s’attendent à l’arrivée de l’armée bien décidée à les mater. Parmi eux, Belkacem ne verra pas la nuit. Le même après-midi, à Tunis, Salem, un jeune manchot, rencontre le fantôme du récent martyr. Touché par son destin, il entreprend de faire enrager la police par tous les moyens et trouve en son grand-père, ancien combattant, un allié précieux. Bientôt, les ondes, piratées, bruissent de faux renseignements et tournent en dérision les forces de l’ordre, à la grande joie des auditeurs qui suivent avec délectation ce jeu plein d’insolence.

Faire connaître au public francophone la bande dessinée en langue arabe, tel est l’objectif des éditions Alifbata. La publication du roman graphique de Aymen Mbarek et Seif Eddine Nechi offre ainsi l’occasion non seulement de découvrir deux artistes, mais également de plonger dans un épisode peu connu de l’histoire tunisienne contemporaine : « les émeutes du pain ». De l’annonce de l’augmentation des tarifs des denrées le 28 décembre 1983 à celle de son annulation le 6 janvier 1984, cet épisode a fortement secoué ce pays méditerranéen et montré l’ampleur des violences policières sous le régime autoritaire d’Habib Bourguiba. Il a également été marqué par l’apparition d’une résistance empreinte d’irrévérence à travers la voix de « Chbayah ». Ce sont à la fois ce soulèvement populaire et cette légende urbaine que le duo d’auteurs met à l’honneur dans l’album.

Maîtrisant pleinement son sujet, le scénariste dresse un tableau frappant de la situation à l’époque, sur un ton dont le côté parfois gouailleur n'enlève rien à la réalité crue et difficile. Commençant par la répression à Douz, il déploie ensuite le récit dans la capitale où l’action va bon train. Il y mêle des séquences évoquant d’autres moments historiques, balayant ainsi une bonne cinquantaine d’années par petites touches bien intégrées et dosées. L’expérience d’Ahmed, le papy, lors de la bataille du Belvédère à Monte Cassino en 1944 est suivie par un rappel de l’insurrection estudiantine de février 1972 et son écrasement. Par ailleurs, l’importance de la présence et de la culture italienne dans le pays est aussi mise en lumière avec justesse. De plus, des saynètes autour d’un serpent enrichissent le propos en apportant un second niveau de lecture à dimension symbolique.

Le graphisme de Seif Eddine Nechi soutient parfaitement la narration. Il se caractérise par un trait semi-réaliste, assez lâché, pourvu une belle expressivité. Cette dernière insuffle vie aux nombreux protagonistes. Le dessinateur n’hésite pas jouer sur les cadrages pour faire percevoir l’intensité des affrontements ou l’aveuglement des forces armées, les visages rieurs et moqueurs cédant la place à des faces grimaçantes et vociférant. La composition des planches se révèle habile, alternant entre des quasi gaufriers, des bandes, deux cases sur une page et quelques pleines pages. La mise en couleurs s’avère différente selon les lieux et les époques. Ainsi, les contours des maisons et des villageois de Douz se détachent en noir sur fond blanc, tandis que les rues et protagonistes tunisois se parent d’aplats rougeâtres, kaki, brunâtres et bleus. Les flashbacks, eux, prennent des teintes tirant sur le verdâtre et un sépia clair. Les scènes intermédiaires avec le reptile sont, quant à elle, entièrement colorées.

Pourvu d'un dossier éclairant en fin d'album, Une révolte tunisienne. La légende de Chbayah constitue à la fois un documentaire indéniablement intéressant et une fiction réussie. À découvrir !

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Moyenne des chroniqueurs
8.0