Les mystérieux Voyages de Cornelius Dark Les Mystérieux Voyages de Cornelius…

A lberto Breccia a toujours entretenu une relation compliquée avec la bande dessinée. Au début des années septante, il a cinquante-cinq ans et déjà près de quatre décennies d'une carrière qui ne lui a pas apporté grand-chose de satisfaisant. Il continue de manger de la vache enragée. Il n'en peut plus de ces travaux de fonctionnaire qu'il accepte pour s'assurer un minimum vital et le manque de succès de ses créations les plus originales le ronge. C'est dans ce contexte qu'il rencontre un jeune journaliste et scénariste en devenir : Carlos Trillo. Pour ce dernier, c'est la rencontre presque irréelle avec un artiste qu'il vénère.

Rapidement, une relation très forte se lie entre les deux. Le plus jeune est conscient de la vitalité du média hors des frontières de l'Argentine et de la réputation de son idole à l'étranger. Une collaboration artistique se met rapidement en place. En quelques histoires courtes, Un certain Daneri ravit le dessinateur qui peut se laisser aller aux expérimentations qui le stimulent. Mais l'échec commercial est cuisant. Echaudés, les auteurs se lancent dans une série plus classique, Nadie, encore inédite en français.

En parallèle, le scénariste propose alors un autre projet. Il n'a aucun contrat en vue. Aucune contrainte ne peut donc entraver la folle énergie créative de l'artiste. De prime abord, le concept semble peu excitant, d'autant qu'il recycle des éléments familiers, évoquant par exemple Mort Cinder.

Cornélius Dark est un homme déjà vieux. Il croupit en prison. Pourquoi ? Depuis combien de temps ? Aucune réponse ne sera apportée. L'essentiel n'est pas là. Il refuse de se soumettre et a déjà tenté de s'évader à de nombreuses reprises. A chaque fois, il échoue et la sanction est systématiquement la même : l'isolement. Il doit se battre pour préserver sa santé mentale. Pour ne pas craquer, il élabore une stratégie. Par la seule force de son imagination, en se concentrant sur une image mentale, il parvient à se projeter dans l'espace et le temps.

Les mystérieux voyages de Cornélius Dark ne font sans doute pas partie des œuvres les plus connues d'Alberto Breccia. Il ne faudrait pas pour autant les considérer comme un titre mineur et dispensable. Au contraire, il se révèle un espace de liberté créative totale. La structure des histoires laisse toute latitude pour alterner les styles graphiques. L'univers carcéral se caractérise par un noir et blanc tranchant. Mais chaque escapade permet de jouer sur les formes et les textures. La palette est infinie, entre un bordel crasseux, la Chine féodale, un Paris révolutionnaire et fantaisiste, dans lequel une Tour Eiffel grotesque et déplacée pointe à l'horizon... Ainsi, lors de l'histoire, l'évasion est symbolisée par une image dans laquelle se projette le héros. En trois cases, sa représentation semble résumer toute l'évolution de Breccia, d'une gravure aux traits précis vers un dessin au lavis qui englobe les lignes jusqu'à les dissoudre. L'illustrateur autodidacte s'efface et est supplanté par l'expérimentateur.

Les intrigues sont toujours assez simples, laissant le personnage principal dans un rôle passif de spectateur. Ce sont dans les détails que ces récits prennent toute leur ampleur. Mettre en scène un prisonnier, même dans un contexte très allusif, n'est jamais innocent dans un pays sous le joug d'un régime autoritaire. Si l'idée d'un détenu s'extirpant de sa geôle par le seul pouvoir de l'imagination apparaît comme très poétique et évoque métaphoriquement la condition de l'artiste, il est difficile d'ignorer que la réalisation du premier épisode est contemporaine de la disparition d'Hector Oesterheld, scénariste et ami fidèle du dessinateur, victime de la dictature en place. Ne faut-il pas plutôt y voir un hommage vibrant et un cri de désespoir ?

Ce recueil occupe une place à part dans la carrière de Breccia. C'est une création sur-mesure, exécutée sans contrainte. D'ailleurs, lorsqu'une maison d'édition italienne témoigna son intérêt pour l'œuvre, les auteurs jetèrent l'éponge. L'éditeur voulait exercer un droit de regard sur les scénarios. Inacceptable ! Cornélius Dark fut abandonné à son sort. Sans doute continue-t-il de s'évader, le corps confiné mais l'esprit libre.

Moyenne des chroniqueurs
7.5