Tanger sous la pluie

J anvier 1912. Non, décidément, il ne peut se résoudre à peindre ces traits de pluie déprimants ! Il veut que son pinceau, prolongement de ses doigts, caresse la chevelure noire d'une femme orientale et suive les courbes serpentines de sa silhouette. Après le décès de son père, Henri Matisse est arrivé à Tanger, las des frivolités parisiennes. Sur les traces de Delacroix, il aspire à voir se dévoiler les attraits du Maroc. Mais depuis plusieurs jours, il broie du noir : pas d'autre teinte que la grisaille du ciel saturnien…

Fabien Grolleau (Sur les ailes du monde, Audubon, Naoto, le gardien de Fukushima, Traquée, la cavale d'Angela Davis) met en scène les deux voyages que le précurseur du Fauvisme a effectués entre 1912 et 1913. Devant l'absence de détails sur ces événements, le scénariste livre ici un récit librement inspiré de ces faits doublé d'une fiction, celle de la muse qui sortit le peintre de son désarroi. En effet, lors de son arrivée dans la ville bondée, le charme est loin d'opérer lorsque soudain, son regard se réveille et tout autour de lui l'émerveille. À partir de là, son inspiration est en pleine expansion. Malheureusement, il se met à pleuvoir dès le lendemain. Le seul moyen de ne pas perdre son temps est de trouver un modèle. C'est alors qu'il rencontre Zorah, une jeune femme de basse classe sociale qui rêve et s'évade de sa condition en voyant voguer les bateaux français. L'intrication des histoires se fait naturellement. La richesse des seconds rôles constitue un beau contre-point au portrait de l'artiste français. Ce dernier est bien retranscrit dans ses états d'âme, ses humeurs et ses envolées picturales. Construit comme les mille et une nuits, le destin de Zohra se découvre au fur et à mesure des poses et s'achève sur une aube amère.

Abdel de Bruxelles est un auteur d'origine franco-marocaine qui se distingue par un trait caricatural épuré, habillé d'aplats de couleurs très contrastées. Les décors nord-africains sont pittoresques, dans leurs ocres sables et leurs bleus touareg typiques. Le découpage se modifie lors des incursions dans le conte : un gaufrier de neuf cases contre des vignettes libres de contours pour la trame principale, créant ainsi deux ambiances qui se complètent intelligemment.

Quand l'Occident enlace l'Orient, il en résulte Tanger sous la pluie, un one-shot captivant, exotique et envoutant, joliment illustré. Une belle réussite.

Moyenne des chroniqueurs
7.0