Frankenstein (Bess) Frankenstein

Londres, 17 juillet 1817

Cher ami,

Je reviens vers vous après une si longue absence. Nonobstant de longues hésitations, j’achève céans ce qui, au début du moins, n’était qu’un passe-temps littéraire, de ceux auxquels nous nous adonnions les soirs de pluie, mais qui, par un concours de circonstances, dont seule mon imagination est coupable, a pris une tournure tout autre. Je dois vous l’avouer aujourd’hui, mon œuvre m’effraie, car au-delà du pittoresque cette histoire est quelque peu la mienne, même si je m’en cache sans vraiment m’en défendre. Le style est des plus romantiques, en accord avec notre époque, plein de ces digressions et circonvolutions propres à une jeune femme de ma condition. Toutefois, je désire insuffler à mes mots une portée qui diffère de celle du simple divertissement. Ce faisant, je m’interroge sur ce qu’en conviendront les personnes dotées d’une sensibilité différente de la mienne. Retiendront-ils la bête en oubliant l’être, donneront-ils un nom à cette créature, chose que je n’ai pu faire… ? Autant d’interrogations qui me laissent, en cette heure, dans une grande perplexité. En effet, je crains que suite à l’émoi que procurera mon récit, l’impulsion ne l’emporte sur la raison.

Il y a quelques jours de cela, perdue devant un tableau de William Turner qui sait si bien représenter la beauté de la lumière et des Alpes, je me demandais ce que ferait la personne qui un jour voudrait, bien que l’idée soit – je vous le concède - des plus incongrues, dessiner mon récit ?

Cet homme, ou cette femme, saurait-il rendre compte de mes intentions ? Par-delà des abimes que je côtoie et où je précipite tous les protagonistes, pourra-t-il traduire ce qui, en ces jours, me préoccupe de la sorte ? Ferait-il siens mes doutes et retranscrirait-il, avec délicatesse, la foi qui anime celui qui crée comme l’angoisse qui assaille celui qui a créé ? De quelle manière révèlerait-il la splendeur des paysages traversés, comment intérioriserait-il, à l’instar des discours de Monsieur Rousseau, mes considérations sur la bonté naturelle de toute âme à qui Dieu a donné vie et à la perversion qu’engendre la société des Hommes ? Ce livre dessiné se devra d’être en noir, telle la vilenie de la vengeance qui remplit le cœur de ce monstre, et en blanc pareillement à la vertu que nous appelons tous de nos vœux. Le trait, je l’imagine précis, fin, réaliste, parfois enluminé, mais toujours à la mesure de la grandeur des éléments et de la fureur des sentiments. Chacune des images sera le miroir des tourments de chacun, le reflet de cette solitude qui stigmatise la différence, la preuve de notre aveuglement à prendre pour bon ce qui est beau et à vouer la laideur aux gémonies. Il faudra qu’à travers la succession de ces gravures se dessine, comme le professait un vieil auteur français, la certitude que "... sans conscience la science n’est que ruine de l’âme". Cependant, connaissant les arts peints, je sais qu’afin d’en rendre l’accès facile et plaisant à lire, il aura recours à nombre d’ellipses que j’appelle de mes vœux à être judicieuses. En procédant ainsi, je suis certaine qu’il retravaillera nécessairement la structure de mon roman... puisse-t-il procéder de la sorte, pour s’épanouir, sans trop s’écarter cependant du sentier que j’ai tracé ! Doux ami, les mots sont un flot, le dessin fige l’instant. Tel est l’avantage de mon art, quoi que la peinture ou la gravure peuvent, en cet instantané, retranscrire ce que je mets tant de pages à décrire !

Je ne sais pas si mes écrits trouveront un écho dans les siècles à venir, mais par l’universalité des thèmes abordés, je ne doute pas que d’aucuns en feront leur matière quitte à en dénaturer la teneur et la forme. Le genre humain se veut puissant, vertueux, généreux, mais il succombe facilement au vice et à la vilénie. Tel pourrait se résumer mon propos s’il n’était, en vérité, question que d’amour, de celui que nous recherchons au côté de ceux qui nous ont engendrés ou que nous chérissons, et de ceci, il n’est nulle terreur à en retirer ! Je remercie ceux qui sauront en témoigner.


Votre attentionnée et dévouée Mary.

Moyenne des chroniqueurs
8.0