La bibliomule de Cordoue

Il était une mule au fort tempérament
Qui traversait l’Espagne avec son chargement.
Croulant sous un lourd bât, elle fuyait Cordoue
Guidée par l'eunuque qui tenait son licou.
Flanqué d’un ex-apprenti devenu voleur,
D’une copiste noire, esclave de valeur,
Le brave archiviste à tout prix voulait sauver
Savoir et grimoires d’un vaste autodafé.
Hélas sur leurs traces, le grand vizir Amir
Avait aussitôt dépêché ses meilleurs sbires.
Traqués par de terribles cavaliers berbères,
Tarid, Marwan, Lubna sortirent-il d’affaire ?
Et qu’arriva-t-il donc à l’équidé têtu
Plus friand de pages encrées que de laitues ?
Soleil, poussière et pierres d’un chemin aride
Furent les témoins de cette geste intrépide.


Wilfrid Lupano (Azimut, Le Loup en slip, Blanc autour, Le singe de Hartlepool, etc.) et Léonard Chemineau (Edmond, Le Travailleur de la nuit, Julio Popper) collaborent pour œuvrer à quatre mains sur ce qu’ils présentent, dans une interview, comme « quelque chose entre Le Nom de la rose et la Grande vadrouille ».

En effet, tant les dialogues que les tribulations des personnages et le propos général se révèlent riches, intéressants et procurent une jouissance intellectuelle et un moment de lecture des plus appréciables. La dichotomie entre les abus d’une domination autoritaire et la liberté – de penser, de lire, d’écrire, de véhiculer le savoir – est très bien mise en scène, de même que les intrigues et tractations politiques au sommet (certes entraperçues, mais bien présentes). En parallèle, les embûches qui parsèment le trajet de Tarid et ses comparses – qu’elles proviennent d’une nature hostile, de rencontres aussi impromptues qu’embarrassantes, ou de poursuivants avides de sang - confèrent du rythme à l’histoire et lui apportent tantôt une dose d’humour, tantôt un surplus d’intensité dramatique. Par ailleurs, les caractères respectifs des principaux protagonistes les rendent aussi attachants qu’Amir ou son limier berbère semblent dangereux et détestables. En outre, le final ne gâte rien. Bien au contraire, après un dernier épisode épique, le scénariste évoque l’apport des écrits arabo-musulmans du Moyen-Âge à l’Occident, ainsi que d’autres époques qui virent des livres jetés aux flammes.

Mise en couleur par Christophe Bouchard, la partie graphique n’est pas en reste et parvient, elle aussi, à captiver. Le dessin semi-réaliste de Léonard Chemineau fait merveille, insufflant vie et esprit à la galerie d’acteurs. Si les humains sont assurément convaincants, l’animal sans lequel la fuite et le transport n’auraient pu se faire s’avère particulièrement expressif. À elle seule, la bourrique amène le sourire par ses mimiques, la disproportion entre son corps et son imposant chargement, ainsi que la guerre que lui mène l’archiviste afin de préserver les précieux manuscrits qu’elle s’opiniâtre à trouver appétissants. Grâce à sa maîtrise du découpage et des cadrages, l’artiste livre des planches très réussies que viennent assez joliment rehausser les teintes choisies.

Savoureuse plongée au cœur d’une aventure humaine mettant le savoir en son centre, La Bibliomule de Cordoue est un album puissant et d’une grande actualité. Incontournable, il mérite sa place sur le dos de l’équidé brainissant (et dans vos bibliothèques). Laissez-vous happer.

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