Aimer pour deux

E n 1941, Monique quitte le cocon familial étouffant de Boulogne-sur-Mer et arrive à Paris. Ses vingt ans, l’étroitesse de la vie de province et une aspiration à « vivre sa vie » l’entraînent vers des amitiés simples et sincères. Malgré l’Occupation, la musique et la danse parviennent à se créer des écrins souterrains, loin des exigences du couvre-feu. Monique se lie avec Gin, pianiste américain, qui a « tout pour déplaire. À moitié juif, à moitié noir. Souvent homosexuel, complètement jazzy ! », comme il l’affirme lui-même. Il l’initie au blues, au jazz, à Debussy et à Wagner. Francis, jeune homme aussi enthousiaste que modéré, s’amourache de Monique. Elle finit par céder et accepte une liaison du bout du cœur. Cette insouciance est néanmoins rattrapée par la guerre. Monique retrouve un ancien stagiaire du magasin parental, Max Schaar, devenu officier nazi, avide de renseignements sur les fréquentations de la jeune femme. Gin attire l’attention des autorités et l’irréparable se produit : Monique est enceinte. Le mariage est de rigueur. Tous ses rêves de liberté et son insouciance vont s’écrouler. Sauf à renoncer à la maternité.

Stephen Desberg (I.R.$, Le Scorpion) oriente son écriture vers une voie plus intime. L’histoire de sa jeune narratrice est celle de sa mère, au cœur d’un secret bien gardé jusqu'à aujourd'hui. L’auteur a enquêté sur son passé familial et a imaginé les chaînons manquants pour livrer un récit complet et cohérent. Il illustre là un sujet rarement abordé, voire tabou : celui du renoncement à la maternité pour favoriser l’épanouissement individuel. Pas de parti pris ni de jugement, mais la confrontation de personnages aux aspirations différentes ou opposées, dans un contexte particulier. Desberg étoffe la trame autobiographique de personnages profonds et attachants : Gin, réfugié dans son art, qu’aucune sirène ou aucun bombardement ne saurait troubler ; Manon, belle et solitaire, qui se donne aux officiers allemands - qui « se prête » corrige-t-elle – et qui le paiera chèrement ; Paul Louvray, le peintre qui reprend goût à la création au milieu d’un faisceau d’oppressions. Chacun d’entre eux, à sa manière, oublie la guerre, la laisse de côté, s’en affranchit ou compose avec elle.

La ligne claire d’Emilio Van Der Zuiden (Mc Queen, Les Anges d’Auschwitz) offre ce qu’il faut d’éléments pour placer une atmosphère ou révéler une émotion. Même si la colorisation de Fabien Alquier manque de nuances, de chaleur et de profondeur, le dessin laisse s’exprimer les dialogues distillés avec économie et les récitatifs (la voix de la narratrice), les uns et les autres écrits avec beaucoup de sensibilité et de créativité.

Est-on nécessairement prête à être mère ? Doit-il y avoir une limite au libre arbitre des individus et en particulier à celui des femmes, quelles que soient les époques considérées ? Est-il possible de relativiser le poids de l'environnement sur nos aspirations ? Une morale peut-elle régenter les aspirations les plus intimes ? Quelle culpabilité succède à des choix qui vont sacrifier des individus ? Ce sont ces questions, et bien d’autres encore, que pose en filigrane Aimer pour deux, une véritable réussite tant sur le plan narratif que symbolique, dont le matériau et la texture rappellent l’œuvre de Patrick Modiano, interrogeant inlassablement les rapports entre les individus, les parcours personnels et les silences.

Moyenne des chroniqueurs
8.0