Le grand vide

P arfois, un livre arrive précédé d'une réputation très flatteuse. Quand il s'agit en plus d'une première œuvre, la curiosité est immédiatement titillée. Léa Murawiec débarque d'un peu nulle part avec un ouvrage ambitieux, bel objet qui conjugue identité visuelle originale et thématique forte. Est-ce un effet de mode ou la naissance d'une grande autrice ?

Le récit transporte lecteur dans une ville tentaculaire, tout en verticalité. Dans ces décors vertigineux, des noms à perte de vue s'affichent aux façades, brillent comme des publicités sur Times Square. Ils sont essentiels parce qu'ils assurent le Présence de ceux qui les portent. Sans cette dernière, c'est l'existence même de l'individu qui est menacée. Si personne ne pense à vous, si l'oubli vous guette, c'est la disparition assurée. À l'inverse, les portes de l'immortalité s'offrent à vous.

Manel Naher n'a que faire de tout ça. Elle mène sa vie sans se soucier des autres. Elle a un projet : partir explorer le Grand Vide qui s'étend hors des zones urbaines. Personne ne sait ce qui s'y trouve. Il court même des bruits alarmants à son sujet. Mais ce n'est pas ici, et c'est suffisant pour donner envier à la jeune femme de tenter l'aventure. Malheureusement, un hasard malheureux lui a imposé un homonyme encombrant, vedette de la chanson. La chanteuse accapare donc toute l'attention, ne laissant que des miettes à notre héroïne qui, en manque de Présence, risque la mort. Elle est forcée de changer ses plans, quitte à se perdre en chemin.

Si les réseaux sociaux, avec leur cortège de like et de followers, viennent directement à l'esprit, le propos est beaucoup plus large et évoque plutôt le besoin d'exister, comme déjà théorisé avec les quinze minutes d'Andy Warhol. C'est le rapport compliqué aux autres, l'affirmation de soi face à la masse informe du reste de la population, la recherche d'individualité dans la collectivité, la peur de se perdre, d'être moins que zéro tout seul ou n'être pas grand-chose dans un groupe qu'explore cette histoire. Pour traduire cette relation complexe de l'individu face à la masse, Léa Murawiec opte pour un style très expressif, faisant de Manel une silhouette en mouvement perpétuel, occupant l'espace de gestes amples, débordant de l'espace qui lui est assigné face à des blocs presque indifférenciés de foule ou des personnages qui semblent confinés, comme enfermés dans des boîtes. Tout dans la mise en page est également pensé pour créer une impression de vertige, comme si la principale protagoniste se trouvait au bord d'un gouffre... ce grand vide qu'elle rêve d'explorer et redoute pourtant.

Est-ce que l'enthousiasme des éditions 2024 et de quelques critiques pour Le Grand Vide est justifié ? S'agit-il de l'un des albums de l'année ? Ce n'est pas impossible. Entre forme bluffante et fond lourd de sens, cette première bande dessinée impressionne par sa maturité. Léa Murawiec s'impose d'entrée comme une signature à suivre.

Moyenne des chroniqueurs
8.0