Moins par moins

U ne fois n'est pas coutume, dès la prise en main de l'objet, le lecteur est interpellé. Ouvrage abimé ou défectueux ? Il est rare que la reliure d'un livre soit apparente. Elle est en général dissimulée derrière une tranche décorative. Au contraire, elle apparaît ici, brute, rugueuse sous les doigts, donnant un aspect inachevé. L'amateur de bande dessinée aime souvent la rassurante harmonie de dos coordonnés et râle sur les changements de maquette. Le voici confronté à un titre qui assume pleinement sa spécificité en arborant crânement ce qu'on ne montre normalement pas. Avant même d'entamer la lecture, un sentiment étrange s'installe. L'intuition dicte que ce parti-pris n'est pas une coquetterie. Il fait partie d'une réflexion plus large entamée par L.L. de Mars.

Tout commence dans un silence absolu. Puis un aboiement retentit, rapidement suivi d'un autre. En quelques cases, la cacophonie est totale, douloureuse. Le narrateur n'en peut plus de ses voisins. Il les méprise. Il les vomit littéralement. C'est alors que surgit un individu avec qui s'engage un dialogue acerbe et violent, dont l'issue est incertaine.

Moins par moins désarçonne très vite par un traitement graphique très inhabituel. Un des prérequis de la bande dessinée est une articulation entre texte et dessin. Une certaine latitude existe sur le degré d'abstraction que peut revêtir l'image tout en restant intelligible dans son contexte. La représentation, qu'elle soit subjective ou objective, dépend de qui regarde. Le point de vue à travers lequel l'image se construit est fondamental pour saisir le sens de cette dernière. Souvent, il varie au gré des champ-contrechamp et des scènes. Il reste inchangé tout au long de cette bande dessinée. Le lecteur voit l'action toujours selon la même perspective, qui n'est explicitée que tard dans le récit. Le résultat en est particulièrement troublant. Ce qui est donné au regard du lecteur présente une réalité. Mais elle n'est pas la seule. Elle n'est qu'une partie, incomplète, biaisée, déformée par des sensations et des émotions plus ou moins violentes. C'est pourtant la seule qui sera proposée.

Ce qui, au départ, semblait dénué de sentiments, apparaît soudain terriblement subjectif. Et de rappeler qu'un dessin n'est jamais neutre. Qu'il est chargé de sens, même lorsqu'il en paraît complètement dénué. Dans ce livre, l'auteur semble vouloir soustraire tout ce qu'il est possible de retirer d'une bande dessinée, pour arriver à l'os. Il ne subsiste que l'essence, cette association d'icônes graphiques ou autre qui s'articulent pour générer du sens. Il faut traquer ce dernier, sans recourir à la facilité. L'exercice peut sembler absurde et inutile. Pourtant, l'évidence s'impose vite, à condition de regarder au-delà des apparences. D'aller voir ce qui se joue sous la reliure.

Moyenne des chroniqueurs
7.0