Ballade pour Sophie

C ressy-la-Valoise, fin des années quatre-vingt-dix. La façade de la demeure apparaît austère, néanmoins, elle recèle un cachet qui interpelle Adeline Jourdain. Journaliste au Monde, elle pénètre, curieuse et sur ses gardes, dans l'antre du maestro. Les murs rappellent sa gloire passée, de manière un peu poussive peut-être, prétentieuse certainement, comme pour retenir sa déliquescence... Il est dit des maisons qu'elles reflètent la personnalité de leur hôte. C'est ce que souhaiterait découvrir la jeune femme. Pourra-t-elle écouter la musique de l'âme du vieil artiste ? Quelle note bleue garde-t-il, tue, au cœur de son piano ?

Après l'intrigant Commando vampires, ce one-shot est la quatrième parution en France des auteurs portugais, avec un changement radical de thème et d'atmosphère.

Filipe Melo quitte en effet le genre horrifique pour un registre beaucoup plus intimiste et réaliste. Il avait précédemment démontré son habileté à dépeindre des portraits riches en psychologie et créer des situations propices aux émotions et aux tensions. En cinq parties et plus de trois cents pages, le scénariste met ici en scène une interview qui se mue en confession cathartique sous forme d'alternance de flashbacks et de moments au présent. Mais c'est également une très intéressante réflexion sur l'art et sa relation amour/haine avec le succès, l'évocation d'un destin entravé par l'ombre d'un adversaire qui n'en est pas un, d'êtres martelés par les coups du sort et tellement humains, ou encore le joug despotique d'un parent dont l'ambition pour son enfant n'entraîne qu'étouffement et frustration. En toile de fond, l'Histoire se profile, de la montée du nazisme à l'émergence du disco, en passant par les Trente Glorieuses, pour finir à l'époque actuelle. Vous trouverez tout cela et plus encore dans cet ouvrage superbe, extrêmement riche. Rien ne sert cependant de trop dévoiler l'intrigue, généreuse, elle s'offrira d'elle-même.

Juan Cavia compose ses planches de façon très étudiée, exploitant par exemple la taille des cases pour figurer l'ascendant des personnages les uns sur les autres. Sa palette de couleurs sait se faire douce et prégnante en arrière-plan pour mieux s'avancer et gagner en puissance, en assistant quand il le faut les sentiments dans leur premier rôle. Le style caricatural parfait les expressions du visage, accroissant naturellement la sympathie pour la galerie de protagonistes. Le travail de trame pourrait certes être qualifié de grossier, mais sa discrétion et sa subtilité étoffent comme il se doit le relief. La lecture se révèle immersive et fluide, addictive même.

"J'ai toujours été mon pire ennemi", cette phrase pourrait facilement résumer les pensées de beaucoup de personnes qui pensaient être victimes de la vie alors qu'ils en ont toujours été les acteurs. Cette Ballade pour Sophie emmène au plus profond de chacun avec une justesse et une finesse incroyables. Une plongée douce-amère qui traverse le temps et émeut...

Moyenne des chroniqueurs
7.3