Des bombes et des hommes

À vingt-cinq ans, Isabelle est un peu perdue. Pas fixée sur son avenir professionnel, sa vie sentimentale en berne, ce n'est pas du côté de sa mère qu'elle trouvera du soutien... Quand l'O.N.G Équinoxe lui propose un poste en pleines guerres yougoslaves, elle n'hésite pas longtemps et embarque pour Sarajevo en proie à un terrible siège. Là-bas, elle devra gérer l'approvisionnement alimentaire, mais pas seulement...

Marquée par ce qu'elle a vécu lors de son séjour sur place, Estelle Dumas mettra longtemps à oser s'ouvrir et coucher son histoire sur papier. D'abord sous forme de scénario pour le cinéma - le film ne verra jamais le jour malgré la lumière de Cannes - c'est grâce au neuvième Art qu'elle peut enfin raconter un récit qui lui tient à cœur. Associée à Julie Ricossé (Morocco Jazz), elle-même épaulée par Loïc Godard pour le story-board, l'autrice s'inspire fortement de son expérience pour sa première incursion dans la bande dessinée.

Évidemment, quelques libertés avec la réalité sont prises, mais rien de dommageable en ce qui concerne la trame centrale. Des Bombes et des hommes est d'abord une plongée au plus près de la population, lors d'un des conflits les plus marquants du vingtième siècle. C'est également une description du quotidien des habitants de la (future) capitale bosniaque ou celui de l'enclave de Gorazde coupée du reste du monde, encerclée par l'armée serbe. Baignant dans l'angoisse des bombardements, que l'omniprésence des onomatopées amplifie, et dans l'attente d'une aide alimentaire, les habitants survivent, tant bien que mal. La dessinatrice choisit de peindre leur désespoir à travers de subtiles aquarelles beiges et grises d'où seul le rouge du sang jaillit, pour mieux symboliser la possibilité de mort à chaque coin de rue, en partant bosser, en ouvrant le centre culturel ou en allant au marché. Car dans ce chaos il faut bien s'accrocher à quelque chose et essayer de continuer à vivre, même si les proches ont peur.

L'héroïne incarne parfaitement cette volonté. Presque insouciante face au danger, comme le soir de son arrivée, faisant la fête et dansant, elle n'en demeure pas moins impliquée et obstinée. Gérer ses stocks, les surveiller, négocier avec la pègre locale pour éviter les pillages ou obtenir quelques avantages en troquant ce qui peut l'être l'accaparent totalement. Son implication dans sa tâche humanitaire trouvera un moteur grâce à sa participation au premier convoi vers Gorazde. Elle découvre alors que, même dans cette situation, au milieu des décombres, en manque d'électricité, d'eau, de nourriture, l'art peut aussi aider à tenir. Par petites touches, la scénariste glisse des détails de la vie quotidienne qui rendent saisissant le décalage entre la situation et la manière d'y faire face. En décrivant les destins des personnages secondaires, elle parvient à faire toucher du doigt aux lecteurs l'absurdité de ces frontières et de ces guerres. Parfois chaotique, l'enchaînement des événements dont Isabelle sera témoin en quelques mois reste lisible grâce à un découpage sobre et efficace. Malgré certains protagonistes pas toujours identifiables au premier regard, ce qui nuit à la fluidité tout en renforçant l'impression de confusion ambiante, l'essentiel demeure : l'atmosphère oppressante et terrifiante et, au milieu, un espoir.

Des Bombes et des hommes ou une lueur dans la folie humaine. Avec cet album, Estelle Dumas et Julie Ricossé montrent à quel point, dans un conflit déshumanisé, il suffit d'un peu de rêve pour rester des êtres humains.

Moyenne des chroniqueurs
6.0