Nous étions les ennemis

I ls n'ont eu que quelques minutes pour réunir toutes leurs affaires et quitter leur foyer. Tout est allé très vite, et de ce départ précipité, une image continue de hanter George Takei, 4 ans à l'époque : celle de sa mère, sortant en larmes, mais digne, de son foyer, sa petite sœur dans les bras.

C'était en 1942, quelques semaines après l'attaque surprise de la base navale de Pearl Harbour par l'armée d'Hiro Hito. La Guerre du Pacifique venait de débuter. La peur d'une hypothétique cinquième colonne s'empara de l'administration américaine. L'absence totale de preuves quant à son existence fut paradoxalement considérée comme évidence irréfutable. Le peuple nippon serait, par nature, insondable. Étant impossible de savoir ce qu'il pense, il fallait donc prendre des mesures d'urgence pour faire en sorte que ces "non-assimilables" soient empêchés d'agir.

Qu'ils soient de première, deuxième ou troisième génération, tous les ressortissants japonais furent immédiatement considérés comme "ennemis étrangers". Ils furent la cible de lois liberticides et très vite envoyés en camp d'internement. C'est ainsi que cent mille hommes, femmes et enfants furent emprisonnés pendant près de quatre ans, simplement à cause de leur origine ethnique.

C'est cette histoire que relate Nous étions les ennemis. Rassemblant ses souvenirs, George Takei raconte comment son enfance fut bouleversée. En se plaçant à hauteur d'enfant, le récit explore tout autant l'horreur de la situation que ses répercussions sur la personnalité de son narrateur, de la colère qu'il a ressentie rétrospectivement et de ce qu'il en a fait. Il en a développé un sens profond de la démocratie et de la nécessité de militer pour obtenir plus de justice sociale. C'est ce qu'il fit toute sa vie, entre autres pour les droits des LGBT. Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'il connut la gloire en interprétant le rôle de l'officier Sulu dans Star Trek, série dont la dimension humaniste et progressiste est souvent oubliée puisqu'en 1966, en pleine guerre froide et alors que la ségrégation raciale restait une réalité, Gene Roddenberry imaginait un équipage qui représentait toute la diversité de la population terrestre... et un peu plus. Nous étions bien loin des délires récents sur l'impossibilité d'un stormtrooper noir - appel au boycott !!! - ou la prétendue absurdité que la treizième incarnation d'une entité à deux cœurs, qui résout les pires casse-têtes à l'aide d'un tournevis sonique et qui voyage dans une boîte plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur, puisse être une docteure - appel au boycott !!! -).

Mais si cette page sombre de l'histoire semble définitivement tournée, les dernières planches rappellent que la société a tendance à bégayer, entre muslim ban qui frappait indifféremment toute personne selon son pays d'origine ou l'ouverture de nouveaux camps d'internement.

Nous étions les ennemis est le genre de livre dont le fond prime clairement sur la forme. L'important est que le message qu'il véhicule soit transmis. Les auteurs ont donc opté pour une approche sobre et classique, alternant de manière fluide anecdotes, faits historiques et réflexions de Takei. La mise en images d'Harmony Becker, très influencée par le style manga (tendance gekiga), convient parfaitement à la narration qui s'attache aux souvenirs d'enfants. Elle apporte une forme de retenue dans la représentation de l'inacceptable sans pour autant en perdre la force émotionnelle.

Ouvrage intéressant et nécessaire, sa lecture s'impose tout autant parce qu'il révèle un fait historique révoltant et méconnu que parce qu'il fait malheureusement un peu trop écho à la réalité contemporaine. Une société avance lorsqu'elle apprend de ses erreurs. Que fait-elle quand elle les reproduit ?

Moyenne des chroniqueurs
7.7