Kathleen 3. Bruxelles 43

1960, Guillemette Van Overstraeten se sent trop âgée pour garder sa résidence au sud de Bruxelles. Sa fille Kathleen l’aide à trier ses affaires préalablement à son déménagement. En farfouillant dans les recoins du grenier, l’hôtesse de l’air met la main sur un message destiné à son père : « Fernand, je te confie mon travail. Tu es la seule personne en laquelle j’ai confiance. Je sais que tu en prendras grand soin. Merci à toi ! ». En dessous de cette confidence, le titre « Adolf et Herman, son berger allemand » annonce quelques pages d’une bande dessinée subversive. Un tremblement parcourt alors l’échine de la jeune femme qui se laisse aussitôt envahir par ses durs souvenirs de l’occupation, en 1943.

Au sein du neuvième art, la découverte des localités a le vent en poupe, notamment parce que cela émoustille notre chauvinisme latent, mais également, car cela apporte beaucoup de valeur ajoutée en détournant les récits des métropoles consacrées. Dans cette veine, il convient d’invoquer la fiction "Jules Vernienne", New Cherbourg Stories, prépubliée par le journal La Presse de la Manche et compilée en album par la maison Casterman ; ou encore les productions œnologiques de Corbeyran signées chez Glénat (Châteaux Bordeaux, Clos de Bourgogne, Cognac) qui rappellent au palais des initiés les particularités du vignoble français. De cette manière, la structure éditoriale Anspach a décidé de replacer la capitale du royaume de Belgique au centre des intérêts des bédéphiles avec une série atypique. En effet, les aventures de Kathleen se présentent comme des livres indépendants, auto-conclusifs, dont les intrigues naissent à des périodes différentes de l’histoire contemporaine. Leurs titres ne dénotent pas d’une appartenance à un cycle unique alors même que la quatrième de couverture présente une frise chronologique commune. Une succession de tomes à la forme, certes inhabituelle, mais reposant sur un fond de qualité !

Historien, journaliste de télévision, de radio autant que de presse écrite, le scénariste Patrick Weber est un véritable touche-à-tout dont d’aucuns racontent même qu’il montera bientôt sur les planches pour défendre un one-man-show. Dans l’opus qu’il cosigne, l’humour passe à la trappe de la Seconde Guerre mondiale, en évitant néanmoins de sombrer dans le mélodramatique larmoyant. L’écrivain s’attarde sur un haut fait d’armes qui fit grand bruit chez les alliés. À l’instigation d’une poignée d’hommes du Front de l’Indépendance (F.I), le 9 novembre 1943, les Belges obtiennent un instant de liberté, de satire et de fierté nationale. Dans le détail, une fine équipe de professionnels des médias composée d’un linotypiste, d’un rotativiste, d’un imprimeur, de nombreux diffuseurs ainsi qu’une taupe au sein de la principale rédaction wallonne, réalisent un faux exemplaire du quotidien Le Soir (ou Le Soir volé, eu égard à la parution collaborationniste). Ce spécimen va être distribué à l’ensemble des aubettes (kiosques) des dix-neuf communes de la Région Bruxelles-Capitale avant que l’originale ne soit livrée. Cet incroyable acte de résistance tourne en dérision l’envahisseur. C’est la célèbre Zwanze bruxelloise !

Autour de cet événement mémorable, l’essayiste décrit l’administration militaire sous le joug de l’Allemagne nazie où le parti rexiste de Léon Degrelle a rallié sans vergogne le camp de l’occupant. Au rythme éprouvant des bombardements, des tickets de rationnement et du marché noir, le script évoque le destin de la famille Van Overstraeten, en les personnes de Fernand et de Guillemette. L’existence de Kathleen devient dès lors anecdotique, ce qui ne manque pas d’interroger sur l’intérêt d’inscrire l’égérie au cœur de ce roman historique. Finalement, la nouvelle n’aurait-elle pas été plus intense si les auteurs avaient conçu une épopée strictement indépendante à la saga ?

Baudouin Deville navigue à contre-courant de la profusion des graphismes ambiants. Il retourne aux sources du franco-belge et expose une ligne claire délicate, proche de celle de Floc’h. Son style s’affirme au fur et à mesure des parutions et trouve, ici, un écho bienvenu avec un des thèmes de l’ouvrage, à savoir l’art en guise d’outil d’expression contestataire. Afin de développer cette idée, les artistes confrontent un idéaliste à une paire de sommités (Hergé et Edgar Pierre Jacobs). La séquence est plus subtile qu’il n’y paraît et constitue un clin d’œil bien senti aux classiques du genre. Par ailleurs, l’illustrateur remplit largement ses cases. Les arrière-plans sont précis et fournis, assurant une immersion au milieu des années 40. De-ci de-là, tout de même, des expressions et des attitudes semblent moins abouties. Cette légère inconstance est contrebalancée par la parfaite colorisation de Bérengère Marquebreucq. Hormis les tonalités des séquences, l’esthète donne du relief aux protagonistes et de la matière aux intérieurs.

Au-delà des innombrables contributeurs à son financement participatif, Bruxelles 43 s’adresse à un public féru de la petite fable qui se cache derrière les atroces manœuvres des années sombres. Complémenté d’un savoureux dossier didactique, ce volet détient tous les atouts pour devenir un succès d’édition, à l’instar de ses prédécesseurs Sourire 58 et Léopoldville 60.

Moyenne des chroniqueurs
6.0