Ce premier tome est très spécial mais très bon. Le héros Spider Jerusalem est un sale type mais on s'attache à lui. Malgré un humour très noir, j'ai bien aimé cette bd. Ce premier tome marque le début de la série culte de Warren Ellis. Très Bon.
shudhakalyan
Le 18/04/2012 à 00:41:03
Un « comic d’auteur » de la fin des années quatre-vingt-dix, qui déblatère sa haine du monde et de ses vices, dans un rythme endiablé qui laisse la place à l’émotion et aux sursauts de vie. Ce premier tome de Transmetropolitan écrit par Warren Ellis et dessiné par Darick Robertson, est puissant. On connait la vision sordide et complaisante des auteurs américains qui dépeignent un monde pourri, fait d’ambiances de bas-quartiers new-yorkais, de chambres poubelles, de trottoirs jonchés d’ordures et de putes, de cigarettes tordues par des fumeurs accrocs, de visages convulsés par des désirs obscènes, par la misère, par la cupidité, par la violence ou par l’ennui, dans un décor vaguement futuriste, prétexte à exacerber les excès morbides de nos sociétés urbaines. Mais quand s’y adjoint un trait précis dont la tendance à la surenchère baroque ne cède en rien au sens du détail, à l’expressivité vivante et au lyrique de quelques grandes scènes bien situées et inattendues ; quand s’y adjoint en outre un texte ample, généreux, qui ne craint ni la crudité ni la pénétration intellectuelle, capable de commenter des situations silencieuses avec la liberté d’une voix off campant un personnage principal féroce, solitaire, anarchiste et éthique, capable aussi de donner à chaque individu une voix propre qui sonne juste et qui vibre avec force de sa tonalité propre, le « comic » atteint au grand art.
Ce premier tome de Transmetropolitan, publié il y a près de quinze ans déjà, campe un écrivain-journaliste subversif, acerbe, violent, tendant à la misanthropie et isolé des hommes depuis cinq ans, qui, suite à un contrat d’édition que lui a valu un essai politique à succès avant son retrait du monde et à de sérieux ennuis financiers, se voit contraint de redescendre en ville pour écrire, et décroche, grâce à d’anciennes relations qui ont réussi à se faire une place et grâce à un nom dont la notoriété n’a pas été oubliée par tous, un emploi de journaliste pour vivre dans la métropole. Un court préambule nous offre le contraste de la maison montagnarde retranchée avec la technocratie urbaine et ses bains de foules, puis la métamorphose du personnage principal qui passe d’une dégaine d’ermite pourvu d’un visage engoncé dans une chevelure et une barbe immenses au style tranchant d’un citadin au crâne rasé, aux lunettes délirantes (un verre large circulaire de couleur rouge pour l’œil gauche et un rectangle étroit de couleur verte pour l’autre, sur une monture minimaliste de couleur cuivrée), vêtu d’un pantalon et d’un veston noir sur lequel pend une sacoche en cuir brun et qui s’ouvre sur son torse nu couvert de tatouages. Ces lignes néotribales qui couvrent l’ensemble de son corps, et le désordre ordurier de son intérieur garantissent néanmoins qu’il s’agit du même homme, dont le nouveau style est rehaussé par l’araignée tatouée sur l’avant-droit de son occiput désormais chauve. La métropole aux allures new-yorkaises dans un futurisme quelque peu daté grouille d’une ambiance complexe qui fait alterner les buildings, les vitrines et les panneaux publicitaires blinquant avec la diversité contrastée de la foule populaire et la misère des bas-quartiers. À peine retourné en ville, Spider Jerusalem, notre anti-héros narrateur attentif à tous les canaux de communication qui lui permettent de veiller à l’actualité la plus brulante, est confronté à un conflit qui déchire une partie de la métropole, suite à la sédition mal préparée des « transitaires » dans le quartier d’Angels 8, nouvelles formes de vie générées par des hommes qui ont métamorphosé leur métabolisme génétique et corporel pour atteindre un état humanoïde entre leur ancienne espèce humaine et une espèce extra-terrestre dont le lecteur ne sait encore rien. Le paroxysme de ce premier album a lieu dans la violente répression des transitaires par le « Centre civique », doté de super flics ultraviolents qui foulent de leur bottines militaires les visages ensanglantés de ces mutants. Ce n’est pas l’émeute elle-même et sa violente répression qui font le cœur battant du récit, mais le compte-rendu vibrant, écorché, haineux et radicalement éthique qu’en donne Spider Jerusalem, au péril de sa vie, sorte de justicier critique armé d’une cigarette et d’un ordinateur portable-machine à écrire dont il se sert comme d’un flingue pour tirer dans une « rotule du monde », au cœur même des combats sanglants. Élevant son visage vers le ciel alors qu’il est perché sur un toit surplombant le combat qui fait rage, comme pour humer les effluves de la violence arbitraire qui verse le sang de victimes manipulées en contrebas, Spider s’apprête à écrire, entouré par quelques stripteaseuses désœuvrées de l’immeuble dans lequel il s’est réfugié : « Je n’ai jamais pu écrire ailleurs que dans la ville. Mais quand j’étais là et que je m’y mettais, j’explosais n’importe quelle rotule. »
Ce solitaire violent qui s’immerge une nouvelle fois dans la jungle urbaine, la technologie légèrement futuriste à moitié dépassée par l’époque actuelle, et le vice humain qui s’incarne dans mille détails épais et pesants, tout cela donne à l’atmosphère du récit un charme sombre et vivant, qui imprègne le lecteur plongé dans ce spectacle grouillant et dans cette humanité persistante. Le rythme soutenu du récit et la traversée obstinée de Spider dans les dérives hypocrites de la ville dégagent une énergie stimulante aux antipodes de la complaisance au sordide à laquelle on aurait pu s’attendre. Une grande histoire, en somme, là où on ne l’attendait pas, telle qu’on n’a d’autre désir, une fois sorti du premier opus, que de la poursuivre sans délai.