Résumé: Hermann Karnau est acousticien, une sorte d’archéologue des sons. La voix humaine est son obsession. En 1940, il décide d’explorer systématiquement ce phénomène et, repéré par les nazis, met son savoir-faire au service du IIIe Reich. Dans sa frénésie de prouver que la langue allemande est « quelque chose que l’on a dans le sang depuis la naissance », Karnau enregistre des centaines de voix, passant du râle des mourants sur le front russe au gargouillis de gorges ouvertes au bistouri et procède à des expérimentations scientifiques afin d’obtenir la voix aryenne la plus pure. Sa position l’amène à fréquenter Goebbels, le ministre de la propagande nazie et plus particulièrement l’aînée de ses six enfants, Helga.
En avril 1945, l’Armée Rouge est dans Berlin. Un dernier carré de notables s’enferme dans le bunker d’Hitler avec Karnau et la famille d’Helga. Les voix de l’acousticien et de l’adolescente se font écho jusqu’à la fin, quand Karnau enregistre les derniers instants des enfants assassinés.
H
ermann Karnau est ingénieur acousticien. Sa vie, il la consacre aux bruits, quels qu’ils soient : la musique, bien sûr, mais aussi des sons bruts, d’une femme qui tousse à un couple qui fait l’amour, jusqu’à un immeuble qui s’effondre, en passant par le râle d’un blessé. Lui qui travaille pour le parti nazi ne manque pas d’occasions d’enrichir sa collection, tandis qu’il est chargé de régler la sono pour les discours enflammés des hauts représentants du IIIe Reich. Dès sa plus tendre enfance, l’homme est fasciné par les environnements crépusculaires, par la nuit qui, sûrement, vu le manque de lumière, permet aux sons de se révéler. Il suivra ses obsessions jusqu’à vouloir écouter sa propre musique intérieure, comme s’il se regardait dans un miroir.
Exerçant son métier auprès de familles importantes et étant chargé par la suite de mener des expériences pour le moins douteuses pour le compte du régime, il est amené à croiser la route de la petite Helga, avec qui il entretiendra une relation dont la pureté contraste avec l’horreur de la guerre. Alternant les points de vue, Ulli Lust, qui adapte ici un roman de Marcel Beyer, passe sans cesse de l’un à l’autre. Deux regards sont ainsi offerts : celui du scientifique, rigoureux, qui mène à bien sa mission, obéit aux ordres et tente tout simplement de survivre, et celui de la fillette, aînée d’une famille de six enfants, qui découvre le monde avec ses yeux trop jeunes et remet sa vie entre les mains de ses parents et des adultes qui l’entourent. Pari risqué en temps de conflit, évidemment.
Le rapport que cultive le personnage avec le son n’est pas sans rappeler les thèses nazies liées à l’anthropomorphisme, à la supériorité physique de la race aryenne. D’où une volonté de la part des dirigeants de tirer parti de la cartographie des sons humains dressée par Hermann Karnau (un catalogue de toutes les nuances vocales, selon ses propres termes) pour « s’emparer de l’intérieur en s’attaquant à la voix ». En clair, il s’agit de troquer la méthode traditionnelle d’apprentissage des langues contre un procédé plus intrusif : il faut « introduire des modifications linguistiques dans le sang », voire « recourir à des interventions médicales ». La question, in fine, est de savoir ce qui différencie les aryens des autres, et de voir s’il est possible de renforcer l’intégration à cette race, sa propagation, en altérant les caractéristiques physiques et vocales des populations. Hermann Karnau est ainsi amené à conduire des expériences inhumaines, ce qui met en lumière sa personnalité trouble : il se soucie peu de ses sujets d’expérience humains, étant entré dans une logique froide de rigueur scientifique, de détachement complet, alors qu’il veille à ce que les renards volants en captivité ne soient pas dérangés, notamment par un niveau de bruit trop élevé. Reflet d’un système qui annihile la compassion, l’homme n’en reste pas moins bon, lui qui a des faveurs pour les enfants qui l’entourent, mais il suit le mouvement, comme tant d’autres. Il est en quelque sorte aveuglé par ce qu’il cherche à atteindre. « Y a-t-il des enregistrements que je ne ferais pas ? », se demande ainsi celui qui, très tôt, s’est mis à disséquer des têtes d’animaux dans son appartement pour en étudier les organes vocaux. Une façon comme une autre d’essayer de percer le mystère de la voix pour celui qui voit dans la capacité d’un être à percevoir les sons le signe de sa grandeur.
À côté de celui qui ne veut pas voir ou se rendre compte, il y a celle qui, tant bien que mal, essaie de comprendre le monde du haut de son enfance. Helga est ainsi un vecteur d’humanité, d’innocence bafouée, en même temps qu’elle tente de protéger et rassurer ses jeunes frère et sœurs. Par leurs jeux, en singeant les adultes, ils livrent la réalité de façon brute, entre un père aimant mais accaparé par son travail et une mère dépressive constamment en cure. Les effets de la guerre se révèlent aussi à travers eux : censure des films, mais aussi les traitements dégradants qu’ils reproduisent à leur échelle sous la forme de petites mises en scène où, bien sûr, les grands ont l’ascendant sur les petits. L’auteure montre ainsi l’emportement, la prise d'un pouvoir qui grise quel que soit le nombre de personnes sur lesquelles il s’exerce.
La méthodologie analytique, faite de raisonnement, qui est appliquée par Hermann Karnau se reflète très fort dans la façon de raconter cette histoire à plusieurs voix d’Ulli Lust. Dès le début, de longs textes explicatifs et didactiques imposent un rythme de lecture lent, titillant la curiosité mais pouvant mettre les nerfs du lecteur à rude épreuve. Du début à la fin, il y a une grande rigueur, tout comme le « héros » organise, en guise d’entrée en matière, une représentation millimétrée d’un spectacle de propagande où rien n’est laissé au hasard. Plus tard, c’est l’être humain qui sera décortiqué avec le même détachement. Il faut avouer que la sensation de partir un peu dans tous les sens est elle aussi prégnante, mais les fils finissent par se rejoindre. Dans l’horreur, c’est plus ou moins une certitude dès le départ. Une des forces du livre est le rendu graphique du son. Ou comment restituer les bruits en bande dessinée. Bien sûr, les onomatopées viennent à point, mais leur utilisation est subtile : la façon d’écrire les lettres et de dessiner les phylactères a son importance, permettant à l’auteure de rendre une impression de bruit de fond, de chuchotement ou, au contraire, d’explosion, de puissance extrême. Le meilleur exemple est sans doute cette merveilleuse séquence où tous sortent éreintés d’un discours qui a la violence du plus terrible des bombardements. Parfois, le bruit est aussi exprimé par la description, rejoignant la démarche d’observation qui prévaut d’un bout à l’autre.
Voix de la nuit, qui est aussi l’histoire d’une vie, d’un destin individuel dans un contexte tragique, est en définitive un ouvrage difficile à appréhender, car il joue avec des concepts qui peuvent échapper à la raison et se perd parfois pour repartir vers un dénouement d’une « belle » simplicité. Comme si, au final, toutes les circonvolutions du monde ne remettaient jamais en cause une issue inévitable.
Autres ouvrages d'Ulli Lust :
Trop n'est pas assez
Airpussy
Pommes d'amour (collectif)
Les avis
cedd79
Le 03/05/2015 à 18:25:15
Le moins que le puisse dire, c'est que "Voix de la nuit" demande une lecture exigeante dans le sens où rien ne sera donné au lecteur sans qu'il ne fasse d'effort pour comprendre et apprécier ; donc au risque d'en laisser beaucoup sur le bord de la route, les premiers chapitres étant ardus à appréhender.
Ainsi, il faut vraiment lire attentivement, prendre le temps de décrypter chaque case et certaines bulles très longues. Les auteurs mettent en scène les "héros" de cette histoire (à travers des graphismes torturés) en faisant abstraction de toutes la mise en situation, ce qui peut souvent poser quelques soucis de compréhension si l'on ne possède pas des connaissances historiques quant à l'Autriche et à la fin de vie d'Hitler et de ses généraux. L'histoire est dramatiquement vraie, torturée, sombre (voir très sombre) et forcément, de page en page, cela ne s'arrange pas.
Alors est-ce que j'ai été emporté par cette oeuvre pour le moins singulière ? Je ne dirai pas cela, car j'ai passé de nombreuses pages à me demander où les auteurs voulaient m'emmener, sans parler de la complexité de compréhension de certains passages. Mais l'intensité du propos, l'ambiance résolument morbide et finalement l'histoire racontée m'ont fait apprécier cette BD que je sais qu'il me faudra relire une ou deux fois avant d'en comprendre vraiment toute l'essence.
A découvrir donc...