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maginez un instant que les poulets aient accédé à l’intelligence et luttent pour obtenir des droits égaux à ceux des hommes. À première vue, la farce paraît un peu grosse ! C’est pourtant sur cette base que Gerry Alanguilan construit l’histoire passionnante de Jake Gallo, qui redécouvre au travers du journal intime de son père récemment décédé l’histoire des premiers représentants de sa race à avoir quitté le monde animal pour rejoindre celui des humains.
Sous une couverture sobre et élégante se cache une histoire pour le moins surprenante. Tandis que les premières pages placent le récit sous le signe de la légèreté, en mettant en scène un poulet qui passe un entretien d’embauche, bien vite, le ton se fait plus subtil et oscille entre tragédie et comédie. À la fois drôle et émouvant, le propos prend rapidement des airs de chronique sociale, l’auteur dépeignant avec force réalisme les relations, au sein d’une même société, entre ses divers représentants. Grâce à la distance offerte par le récit animalier, c’est toute l’intolérance du monde moderne qui ressort avec d’autant plus d’absurdité. L’exclusion et le manque d’acceptation de la différence constituent en effet une thématique importante de l’ouvrage, en plus des liens entre membres d’une même famille. La relation au père, véritable fil rouge de l’histoire, sous-tend ainsi le cheminement personnel du héros dans sa quête d’équilibre. L’empathie éprouvée vis-à-vis des personnages, bien qu’il s’agisse de poulets, est inévitable, tant l’auteur excelle dans la représentation poignante mais dénuée de pathos d’une existence pas toujours facile : le regard des autres, la peur de la discrimination et les violences quotidiennes sont autant d’écueils pour Jake et ses semblables sur la voie de la reconnaissance.
Histoire familiale et histoire de l’humanité se mêlent à mesure que l’intrigue progresse, et Elmer, le père de Jake, aborde dans son journal tant ses propres considérations sur la vie que les faits réels auxquels il a assisté. Il en ressort un sentiment particulier, entre une émotion liée à son implication dans les événements et un recul nécessaire pour rendre compte objectivement d’un bouleversement dans la société des hommes. Le dessin illustre très bien cette dualité, entre une rigidité digne des livres d’histoire – ou plus assurément des albums de photos que l’on parcourt avec un brin de nostalgie – et, paradoxalement, une faculté à retranscrire les combats dans toute leur âpreté. Le même souci de dynamisme semble guider l’auteur lorsqu’il représente les personnages, humains ou poulets, tant il fait passer par leurs visages un large panel d’émotions. Il prolonge ainsi par l’illustration le parti-pris narratif qui a eu force de leitmotiv tout au long de l’album, et qui tend à faire de celui-ci un récit à la fois intime et universel, qui, par le biais de la fable, dresse un tableau incroyablement réaliste du genre humain.
Étonnant mais superbement construit, Elmer est une perle rare dans le microcosme de la bande dessinée, une curiosité à ne manquer sous aucun prétexte.
Les avis
Erik67
Le 11/05/2021 à 08:08:57
Je suis très enthousiaste au sortir de cette lecture qui m'a franchement ému. Enfin, j'arrive à lire une œuvre d'une intensité peu commune et avec une originalité à dépasser les bornes.
En effet, qui pourrait penser un jour que de simples poulets pourraient devenir des citoyens humains avec les mêmes droits que nous ? Attention, je ne fais pas référence aux forces de l'ordre : pas d'amalgame ! Dans la réalité, on se rendra compte que c'est un peu plus compliqué que cela en raison du lourd poids d'un passé meurtrier.
C'est l'idée même qui est intéressant même si elle paraît peu crédible. Pourquoi la race humaine devrait dominer dans le futur la planète et ne pas partager le pouvoir de la civilisation avec une espèce qui se révélerait doter d'une âme et d'une intelligence peu commune ? Les dinosaures ont bien dominé notre monde jusqu'il y a 66 millions d'années. Certes, ils étaient peu intelligents pour la plupart. La planète des singes racontent également l'avènement de la race des singes. Cependant, cette dernière est obligée d'anéantir la race humaine et la réduire en esclavage. Que dire alors d'une invasion extra-terrestre qui nous prendrait pour des termites ?
Là, le concept sera différent puisqu'il s'agit d'une coexistence entre deux espèces différentes. C'est presque une allégorie à construire un monde meilleur en surmontant la haine de l'étranger. Bien des peuples devraient s'inspirer de cette œuvre étrangement humaniste malgré son inspiration aviaire. Une vraie métaphore sur la différence.
Quand j'ai lu le mot de l'auteur (un philippin), il m'est apparu comme franchement sympathique. On voit qu'il a eu beaucoup de mal à percer sur le marché de la bd. Ceci est sa première œuvre qui a eu de la chance d'être publiée en France. Je suis généralement touché mais sans plus car je m'intéresse surtout à l’œuvre. Et celle-ci ne m'a pas déçu bien au contraire. On s'intéressera par conséquent à sa carrière qui ne fait que de débuter à 42 ans mais qui malheureusement s'est terminée tragiquement à 51 ans seulement. Le destin peut parfois frapper dramatiquement.
Elmer est une œuvre forte qui mêle droits civiques, holocauste et droit à la reconnaissance. A découvrir absolument !
sulli
Le 27/02/2012 à 10:43:21
Jake, comme tous les poulets depuis 1979, parle et vit de la même façon que les hommes…enfin presque. Les injustices quotidiennes et l’hostilité des hommes envers ses congénères sont à l’origine de beaucoup de rage chez Jake.
A la mort de son père, Elmer, il va s’intéresser à l’histoire de ses parents dont la génération a vécu la transition historique de 1979 où les poulets ont été officiellement déclarés humains. Un parcours initiatique qui l’aidera à se construire.
la suite
http://bdsulli.wordpress.com/2011/12/28/elmer/
Hugui
Le 25/09/2011 à 20:15:45
C'est sur, c'est une curiosité. Le début en voie off ne nous laisse pas imaginer que le narrateur est un poulet ! Et le choc de la révélation est bien amené, ainsi que la révolte du héros en butte au racisme. Toute l'histoire est bien mise au service des thèmes explorés, racisme, relations père-fils, famille, allusion à la Shoah.
Et rien à dire sur les dessins, il sont impeccables, lisibles et expressifs.
Et pourtant la magie n'a pas agit sur moi. Je n'arrive décidément pas à m'assimiler à un poulet, qui sont dessinés trop naturel.
Autant pour Maus auquel on ne peut pas ne pas penser j'ai été pris par l'émotion dégagée, autant la rien du tout, j'ai du me forcer à lire jusqu'au bout. Et cela manque cruellement d'humour, qui pointe juste au début.
Un certain sentiment de gêne montre que l'auteur a quand même atteint son but de nous remettre en question.
Mais j'aime bien prendre du plaisir à lire une bd, la non.
A lire donc comme une curiosité.
willybouze
Le 09/09/2011 à 14:03:53
Depuis 1979, les poulets sont devenus des hommes comme les autres. Mais ils doivent se battre pour faire reconnaître leur droit à ne plus se faire rôtir.
Jake, poulet banal, voit sa vie chamboulée par la mort de son père, Elmer, qui lui lègue un cahier intime dans lequel il raconte la lutte des poulets pour devenir les égaux des humains.
L'auteur utilise des allégories du racisme, de l'antisémitisme (les élevages de poulets sont assimilés aux camps de concentration), montrant sans fard la stupidité de l'intolérance qui conduit à la violence.
Pourtant, difficile de ne pas être gêné par le fait que ce sont, justement, des poulets. Que ces poulets mangent du canard rôti (???). Peut-être est-ce l'effet recherché : provoquer la gêne chez le lecteur, surtout chez celui qu'un individu un peu basané laisse indifférent. Car le raciste considère peut-être celui qu'il voit différent comme le non-raciste voit les poulets... Je ne sais pas trop.
Le dessin est magnifique, le scénario bien construit. Il faut donc lire ce bouquin avec curiosité, et tâcher de passer outre l'aspect des héros...